Eloge du carburateur

Cette chronique est un petit hommage bien mérité à ma Kawasaki KLR 650, ma fidèle et infatigable compagne, que je viens de laisser en hivernage dans un sombre parking du centre-ville de Montevideo, alors que je m’apprête à m’envoler pour la France.

Une séparation nécessaire de deux ou trois mois que j’ai décidé de nous octroyer et d’imposer au vieux couple que nous formons. Mettant en suspend mon voyage, je profiterai de l’été français qui pointe son nez, tandis que l’hiver austral commence à montrer les crocs sur les côtes d’Uruguay. Je goûterai à la chaleur des retrouvailles avec ma minuscule famille et mes amis si chers, œuvrant aussi à peaufiner le nouveau projet entrepreneurial qui m’anime et à finir mon troisième ouvrage. Pendant ce temps, mi Poderosa, pour reprendre le nom que le Che avait attribué à sa fameuse moto lors de son tour de l’Amérique latine en 1952, se reposera les jantes en attendant mon retour. Relire à l’occasion le Journal d’une motocyclette de Che Guevara qui inspira le magnifique roadmovie intitulé « Carnets de Voyage »…

Chacun de nous deux, dans nos hémisphères respectifs, profitera de cette pause nécessaire que nous nous octroyons, comme une parenthèse à cet extraordinaire périple de 45.000 km que nous venons d’effectuer, pour nous remémorer les paysages fabuleux que nous avons traversé, les coups durs qui forgent le caractère et éprouvent nos limites. Repensant aux interminables et abrutissantes lignes droites de plusieurs dizaines de kilomètres dont les Chiliens et les Argentins ont le secret, nous nous réjouirons secrètement au souvenir que nous éprouvions ensemble, dans les routes en lacet de Bolivie ou du Pérou, lorsque nous traversions ces paysages brûlés par le soleil ou fouettés par des vents glacés, cherchant tous deux notre oxygène dans les hautes altitudes des Andes.

Je l’imagine déjà éclater de rire sous sa bâche grise, dans la pénombre de son parking Uruguayen, en se souvenant des bourrasques infernales que nous encaissions des heures durant dans la Pampa et en remontant de la Terre de feu, maltraités comme jamais par des vents patagoniens de légende. En avoir baver ensemble, c’est déjà s’aimer d’un amour indéfectible, avec l’âme balafrée des résistants.

Comment avouer ma reconnaissance pour cette moto avec laquelle j’ai fait les 400 coups sur les chemins du monde ? Comment expliquer à quelqu’un la tendresse que j’éprouve pour celle qui fut durant plus de trois années ma Rossinante, à l’image du vieil et dévoué destrier que montait Don Quichotte ? Comme le héros de Cervantès et sa piètre monture, nous en avons vaincu des difficultés que nous prenions pour des moulins, partant parfois inconsciemment à l’assaut d’horizons menaçants, de masses nuageuses impressionnantes qu’il nous fallait traverser avec ténacité, les épaules rentrées et les dents serrées, en subissant les hallebardes qui dégringolaient du ciel noir, et rendaient la route difficilement lisible. Nous finissions trempés jusqu’aux os, n’ayant pu trouver aucun abris en ces contrées inhospitalières et griffées par le vent.

Se souviendra-t-elle de nos quelques chutes, peu nombreuses mais épiques, comme les vingt minutes où j’étais resté coincé sous elle, dans le désert de l’Atacama, la jambe bloqué par le moteur brûlant, tandis qu’elle rechignait à bouger d’un seul centimètre, profitant de ses 300 kilos pour me rappeler son importance, comme si elle m’en voulait, comme pour me punir de ce banc de sable qui nous avait envoyé au tapis ?

Sans doute profitera-t-elle ce cette coupure salvatrice entre nous, pour repenser à toutes les fois où je l’ai emmenée voir le médecin lorsqu’elle rechignait à avancer ou consulter un spécialiste lorsque son drôle de ronronnement trahissait un pépin de santé plus grave que d’ordinaire. Je parle évidemment de tous ces mécaniciens que nous avons croisés sous toutes les latitudes, ces réparateurs de génies perdus sur le bord des routes ou en périphérie des pueblos sans nom, d’une créativité égale au nombre de tâches de graisses qui valent légion d’honneur dans cette profession aussi nécessaire que le médecin ou le prêtre, dans toute l’Amérique Latine. Elle a tellement été dévissée, revissée, révisée, ressoudée, réparée, regonflée, qu’elle ressemble aujourd’hui à ces femmes d’un autre âge, tellement reliftées, siliconées et botoxées que la seule chose qui leur reste d’authentique, c’est leur prénom et la nostalgie de leur jeunesse, ce voile un peu triste, comme une peinture un peu passée que l’on voit parfois filtrer dans leur regard, quand elle oublie leurs mimiques de jeunes premières.

Après avoir remplacé et bricolé tant de pièces sur cette moto, je crois que la seule chose qui lui reste d’origine, c’est son nom de famille brocardé sur ses flancs par l’autocollant Kawasaki.

Cette période d’éloignement réciproque nous sera sans doute fructueuse, riche de souvenirs mais aussi de projets futurs, comme dans les couples qui ne se sont pas assez quittés pour s’aimer longtemps, en faisant renaître la passion un peu naïve des premiers kilomètres. Nous en profiterons, chacun de notre côté pour oublier le pire et célébrer le meilleur. 

A mon retour, en nous réapprivoisant doucement, nous témoignant au fil de la route notre tendresse, par de petites attentions plutôt que par de torrides embardées, je lui raconterai les heures lumineuses qui auront jalonné, comme des lampions de fête, mon séjour en France. Et elle, souriante de tous ses phares, roulera à nouveau les mécaniques en me demandant vers quelle lointaine contrée je souhaite que nous nous dirigions, pour entretenir notre passion du bitume et laisser dans notre sillage beaucoup d’enfants avec des gueules de bornes kilométriques.

Le titre de cette chronique amoureuse – Éloge du carburateur – est emprunté à Matthew B. Crawford, qui est le titre de son croustillant petit essai sur le sens et la valeur du travail.

Je recommande fortement sa lecture par les temps qui courent et la folie qui nous guette.

Voici un petit résumé éloquent, issu du site des Éditions de la Découverte :

 » La génération actuelle de révolutionnaires du management considère l’éthos artisanal comme un obstacle à éliminer. On lui préfère de loin l’exemple du consultant en gestion, vibrionnant d’une tâche à l’autre et fier de ne posséder aucune expertise spécifique. Tout comme le consommateur idéal, le consultant en gestion projette une image de liberté triomphante au regard de laquelle les métiers manuels passent volontiers pour misérables et étriqués. Imaginez à côté le plombier accroupi sous l’évier, la raie des fesses à l’air. « 
Matthew B. Crawford était un brillant universitaire, bien payé pour travailler dans un think tank à Washington. Au bout de quelques mois, déprimé, il démissionne pour ouvrir… un atelier de réparation de motos.


À partir du récit de son étonnante reconversion professionnelle, il livre dans cet ouvrage intelligent et drôle l’une des réflexions les plus fines qu’il nous ait été donné de lire sur le sens et la valeur du travail dans les sociétés occidentales.


Mêlant anecdotes, récit et réflexions philosophiques et sociologiques, il montre que ce  » travail intellectuel « , dont on nous rebat les oreilles depuis que nous sommes entrés dans l' » économie du savoir « , se révèle pauvre et déresponsabilisant. De manière très fine, à l’inverse, il restitue l’expérience de ceux qui, comme lui, s’emploient à fabriquer ou réparer des objets – ce qu’on ne fait plus guère dans un monde où l’on ne sait plus rien faire d’autre qu’acheter, jeter et remplacer. Il montre que le travail manuel peut même se révéler beaucoup plus captivant d’un point de vue intellectuel que tous les nouveaux emplois de l' » économie du savoir « .


 » Retour aux fondamentaux, donc. Le carter moteur est fêlé, on voit le carburateur. Il est temps de le démonter et de mettre les mains dans le cambouis… « 

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Entrepreneur, écrivain et globe-trotter. L'homme le plus léger, le plus libre et le plus heureux du monde;-)

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