Parfois, je suis confronté à des textes d’une telle beauté, d’une telle justesse qu’ils assèchent instantanément la source de ma propre inspiration. Alors, survient un phénomène étrange. Tout dans le quotidien de ma vie pourtant extraordinaire me parait illusoire, dénué de saveur, manquant de relief, fade et sans goût en quelque sorte.
C’est le cas à la relecture du chef d’œuvre du grand poète Roger Caillois, hommage bouleversant aux pierres et aux minéraux, ciselé dans le marbre de la langue française, avec un talent inégalable. Comment se remettre en route après une telle lecture ? Comment redonner sens à cette petite vie si passagère et si souvent dénuée de sens, face à la puissance imposante du minéral qui sert d’écrin à mes agitations de plumitif ? Comment ne pas éprouver un immense respect enveloppé d’un regard attendri, face au caillou battu par les vagues depuis des temps immémoriaux, roulé dans la farine d’une plage de sable blanc, face à l’insignifiant gravier tamisé par la nuit des temps mais qui se souvient, quand uni et faisant bloc, il se savait rocher massif, vibrant encore de l’énergie tellurique de sa montagne, avant de connaître la déchéance de l’éboulis.
Je prends ce cailloux ramassé sur une plage de l’Uruguay, né à une époque où le continent Sud-Américain ne faisait qu’un avec l’Afrique. A-t-il le souvenir de ses frères gisant sur les côtes Namibiennes, avant que le courroux de la Terre et le règne inexorable de l’Océan Atlantique n’établisse son empire et ne les sépare à jamais ?
Dans la noirceur de la nuit, au cœur d’une capitale où tout n’est que pierres inféodées et assemblées par la main de l’homme pour assouvir son ivresse de bâtisseur, je relis les mots de Roger Caillois, tandis que mon ami caillou roule dans la paume de ma main. Demain, j’irai le reposer sur la plage où je l’ai trouvé, pour le remettre au milieu des siens. Cela sera le geste le plus utile et certainement le plus fondamental que j’aurais à accomplir durant cette nouvelle journée qui m’attend d’un air goguenard.
En effet, que pèse un rendez-vous avec un avocat, la préparation d’une ou deux conférences où j’interviens à Paris prochainement, les derniers détails que j’ai à régler avant de m’envoler pour la France, face au devoir d’aller lancer mon ami caillou dans les flots mourants de l’Océan ? A-t-il conscience du nombre de millions d’années qu’il lui faudra encore vivre, à être balloté et giflé par les vagues, pour donner naissance à une horde de grains de sable ? Je le regarde dans ma main qui se transformera en poussière, bien avant qu’il trouve sa réelle vocation, et je lui souhaite du fond de mon cœur de pierre, avec toute l’affection d’un ami ou d’un pair, de devenir le sable d’or d’un sablier plutôt que de mal tourner en s’incorporant au ciment d’une énième construction destinée à abriter la vacuité des hommes et leurs rêves bétonnés de petits propriétaires !
Nous vous laissons, mon ami Silice et moi, à la lecteur pleine de lumière de cette hommage de Caillois… aux cailloux !
« Je parle de pierres qui ont toujours couché dehors ou qui dorment dans leur gîte et la nuit des filons. Elles n’intéressent ni l’archéologue ni l’artiste ni le diamantaire. Personne n’en fit des palais, des statues, des bijoux ; ou des digues, des remparts, des tombeaux. Elles ne sont ni utiles ni renommées. Leurs facettes ne brillent sur aucun anneau, sur aucun diadème. Elle ne publient pas, gravées en caractères ineffables, des listes de victoires, des lois d’Empire. Ni bornes ni stèles, pourtant exposées aux intempéries, mais sans honneur ni révérence, elles n’attestent qu’elles.
L’architecture, la sculpture, la glyptique, la mosaïque, la joaillerie n’en ont rien fait. Elles sont du début de la planète, parfois venues d’une autre étoile. Elles portent alors sur elles la torsion de l’espace comme le stigmate de leur terrible chute. Elles sont d’avant l’homme ; et l’homme, quand il est venu, ne les a pas marquées de l’empreinte de son art ou de son industrie. Il ne les a pas manufacturées, les destinant à quel usage trivial, luxueux ou historique. Elles ne perpétuent que leur propre mémoire.
Elles ne sont taillées à l’effigie de personne, ni homme ni bête ni fable. Elles n’ont connu d’outils que ceux qui servaient à les révéler ; le marteau à cliver, pour manifester leur géométrie latente, la meule à polir pour montrer leur grain ou pour réveiller leurs couleurs éteintes. Elles sont demeurées ce qu’elles étaient, parfois plus fraîches et plus lisibles, mais toujours dans leur vérité : elles-mêmes et rien d’autre.
Je parle des pierres que rien n’altéra jamais que la violence des sévices tectoniques et la lente usure qui commença avec le temps, avec elles. Je parle des gemmes avant la taille, des pépites avant la fonte, du gel profond des cristaux avant l’intervention du lapidaire.
Je parle des pierres : algèbre, vertige et ordre ; des pierres, hymnes et quinconces, des pierres, dards et corolles, orée du songe, ferment et image ; de telle pierre pan de chevelure opaque et raide comme mèche de noyée, mais qui ne ruisselle sur aucune tempe là où dans un canal bleu devient plus visible et plus vulnérable une sève ; de telles pierres papier défroissé, incombustible et saupoudré d’étincelles incertaines ; ou vase le plus étanche où danse et prend encore son niveau derrière les seules parois absolues un liquide devant l’eau et qu’il fallut, pour préserver, un cumul de miracles.
Je parle de pierres plus âgées que la vie et qui demeurent après elle sur les planètes refroidies, quand elle eut la fortune d’y éclore. Je parle des pierres qui n’ont même pas à attendre la mort et qui n’ont rien à faire que laisser glisser sur leur surface le sable, l’averse ou le ressac, la tempête, le temps.
L’homme leur envie la durée, la dureté, l’intransigeance et l’éclat, d’être lisses et impénétrables, et entières même brisées. Elles sont le feu et l’eau dans la même transparence immortelle, visitée parfois de l’iris et parfois d’une buée. Elles lui apportent, qui tiennent dans sa paume, la pureté, le froid et la distance des astres, plusieurs sérénités.
Comme qui, parlant des fleurs, laisserait de côté aussi bien la botanique que l’art des jardins et celui des bouquets – et il lui resterait encore beaucoup à dire – ainsi, à mon tour, négligeant la minéralogie, écartant les arts qui des pierres font usage, je parle des pierres nues, fascination et gloire, où se dissimule et en même temps se livre un mystère plus lent, plus vaste et plus grave que le destin d’une espèce passagère. »
Roger Caillois – Janvier 1966












Mon cher Fred Super tu es disciple de Guillevic et de tant d’autres avec tous tes superbes Caillois dans ta besace vagabonde ! Je t’appelle dans 15à20’
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