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Tout l’art du voyage consiste à accepter les coups du sort, à prendre les choses comme elle viennent en se disant, avec un brin de sagesse, que rien n’arrive finalement par hasard. Le nomade, pour qui le voyage est en même temps un métier et une profession de foi, doit fréquemment s’adapter aux imprévus, savoir opposer aux évènements retors le bouclier de son sens de l’humour, un zeste de dérision et une once de fatalisme, s’il veut voyager loin ou longtemps, sans se départir de cette joie que lui procure la découverte du monde.

C’est ainsi que j’ai vécu les évènements que je vais vous conter, comme un véritable cours d’Aïkido, où l’exercice consiste à accepter la supériorité physique de l’adversaire (en l’occurrence un pépin de santé et une pluie diluvienne – l’ennemi pouvant être fourbe et se dédoubler – ce qui ne doit pas nous impressionner), et après avoir compris qu’il était plus fort que soi, utiliser sa force et ses points faibles, à ses dépens, pour en tirer un avantage et prendre le dessus.

Nous étions le 18 octobre et je cheminais au guidon de ma moto vers les chutes d’Iguazu, marquant la frontière entre le Brésil que j’allais quitter, le Paraguay que j’allais simplement saluer de loin et l’Argentine que j’allais retrouver pour la troisième fois. Je devais impérativement sortir du territoire brésilien avant le 22 octobre. J’avais épuisé les trois mois de mon Visa « touristique » sans avoir le droit de le renouveler, Bolsonaro oblige ! 

La frontière et les fameuses chutes d’eaux étaient encore à 640 kilomètres, m’obligeant à trouver une ville étape, à mi-distance. Je jetai mon dévolu sur Laranjeirais do Sul, une petite bourgade qui n’avait comme unique intérêt que d’être sur mon trajet et de ne pas m’obliger à quelques détours pour y passer la nuit. Je l’atteignis en cinq heures de moto, jouant fréquemment à cache-cache avec d’impressionnants et facétieux nuages noirs et des prévisions météo aussi grises que l’horizon vers lequel je tendais.

J’arrivai à destination en fin d’après-midi. Les deux premiers hôtels que je visitais étaient complets, personne n’y parlait une autre langue que le portugais, mais je compris facilement que mon destin nocturne était sous d’autres toits. Je jetai finalement mon dévolu sur le troisième, l’hôtel Palmeiras, jouxtant une station-service Shell, qui arborait son logo jaune et rouge en forme de coquillage. Je me dis que j’aurais ainsi l’impression de passer une nuit au bord de la mer, au son des camions qui défilaient par centaines et par intermittence sur le ruban d’asphalte de la nationale toute proche, m’imaginant m’endormir au bruit des vagues artificielles de notre monde moderne. Je devais n’y passer qu’une nuit et arriver le 19 octobre à Foz d’Iguazu, petite ville frontalière située du côté brésilien, pour poser mes maigres bagages et aller admirer les chutes, qui avaient décuplées de volume et me promettaient donc un spectacle inoubliable. Le plan était de passer ensuite tranquillement en Argentine, le 20 octobre et de m’installer quelques jours pour avoir tout le temps de jouir de la vue la plus spectaculaire sur ces chutes mondialement connues, de faire un grosse lessive, d’écluser quelques chroniques en retard et de préparer la suite de mon voyage vers le Nord de l’Argentine. J’avais juste oublier ma devise préférée, celle que j’affiche sur le frontispice de mon mur Facebook depuis des lustres : « Si tu veux faire rigoler Dieu, raconte-lui tes projets ! ». 

De toute évidence, les Dieux (que je crois pluriels, vue l’ampleur de la tache 😉 avaient décidé de se payer ma tête et de bien rigoler…

Comme je l’ai dit, le voyage fut long jusqu’à Laranjeiras do Sul et la pluie, la boue sur la route, les déflagrations que m’infligeaient les camions par le déplacement d’air qu’ils provoquaient, long de 30 mètres et hauts de 4 mètres, comme des immeubles couchés et roulant à toute berzingue, tout cela rendait le parcours compliqué, désagréable et évidemment risqué. J’étais couvert de la boue rouge qu’ils projetaient lorsque je roulais derrière eux en cherchant le bon moment pour les dépasser. Ma visière se couvrait en permanence d’une couche de gadoue mélangée à l’eau de pluie, qui m’obligeait à l’essuyer fréquemment. Mais mes gants crasseux ne faisaient que rajouter de la saleté à la terre qui me masquait la route, si bien que je dus, au plus fort du trafic et des intempéries, rouler visière ouverte, fermer les yeux durant deux secondes à chaque fois que je croisais un de ces monstres, ces cétacés du bitume sur lesquels le commerce du Brésil repose, projetant dans leur sillage une brume de poussière humide et de détritus. 

Confortablement installé dans la chambre 219 de cet hôtel convenable mais sans aucun charme, je commençai à ressentir une gêne à l’œil gauche en regardant un film sur mon ordinateur. J’avais visiblement quelque chose coincé sous la paupière. La fatigue gagnait du terrain mais mon œil gauche commençait à larmoyer, rendant difficile la lecture des sous-titres sur l’écran. Je pris cela avec dépit et philosophie en me disant que cela devait bien arriver. Je venais d’effectuer 13.000 km en Amérique latine en presque cinq mois, depuis le nord de la Patagonie jusqu’au Minas Gerais au Brésil, souvent avec la visière ouverte, sans lunette de soleil ou de protection, m’étonnant souvent de l’absence du moindre insecte après des parcours interminables, ce qui m’apparaissait comme un signe annonciateur d’une probable fin du monde, et poussait le globe-trotter que j’étais, à me hâter de finir le tour de ce monde finissant.

Je ne pus terminer le visionnage du film. Le mal empirait et je ne parvins à dormir que trois petites heures grâce à la complicité des deux derniers comprimés de paracétamol que je finis par débusquer au fond de ma trousse de toilette. A partir de 3h50 du matin, je pris mon mal en patience et cherchais des occupations me faisant oublier la gêne que je ressentais sous la paupière gauche, qui se transformait en brûlure quand, sporadiquement, je m’effondrais de fatigue et cherchais le sommeil. Bien sûr, j’allai sur Internet pour collecter tous les remèdes de grand-mères et de pseudo docteurs qui évoquaient les meilleures manières, selon eux, pour expulser un corps étranger. Au fil du temps, j’avais l’impression de me retrouver sur un forum d’extrême droite où viendraient discourir une ribambelle d’anciens ministres de l’intérieur ou de sous-secrétaires d’État en charge de l’immigration illégale. Au bout de quarante minutes, j’étais devenu le spécialiste français de l’expulsion de corps étrangers. Bien sûr, je passais le reste de ma nuit dans d’inconfortables positions devant le lavabo à me rincer l’œil à l’eau tiède, à me faire gauchement pleurer en misant sur une érosion naturelle de l’intrus. Rien n’y fit. Sur les coups de 7h, je descendis prendre mon petit déjeuner. Au retour, j’interrogeai le préposé à l’accueil, qui me vit arriver avec un œil écarlate et me diagnostiqua d’emblée, le déduisant à sa mine déconfite et à sa mâchoire tombante, un début de myxomatose du plus mauvaise augure. Je ne lui en tins pas rigueur, car il avait visiblement arrêter ses études de médecine avant la première année. Je lui demandai de bien vouloir appeler le seul cabinet d’ophtalmologie que Google maps avait bien voulu identifier, dans cette ville qui accueillait autant de chauffeurs de poids lourds que d’habitants. A 8h05, il m’appela sur le téléphone dans la chambre. Ne parlant pas portugais, je dégringolai à la réception pour que nous puissions communiquer à grand renfort de gestes et de mimiques, comme deux sourds et muets désireux de se comprendre. Le cabinet d’ophtalmologie venait d’ouvrir et le médecin pouvait me prendre en urgence, me recommandant de prendre un taxi ou de venir avec un accompagnateur, car les soins rendraient hasardeux l’utilisation d’une moto. Considérant que je n’étais qu’à demi diminué, j’insistai pour me rendre en centre-ville par mes propres moyens et me retrouvai dix minutes plus tard devant un rutilant cabinet d’ophtalmologie. Quelle chance de n’avoir pas vécu cela au fin fond de l’Amazonie ou dans une région dépeuplée du Brésil !

En pénétrant dans les lieux, je fus pris en main par une brochette de jeunes assistantes, sympathiques, ultra-professionnelles, très attentionnées, que je remerciais d’un clin d’œil permanent. En moins de quinze minutes, je répondis à une batterie de questions et remplis tous les formulaires qui me menèrent devant un jeune docteur, siégeant dans un bureau élégamment tamisé, dont les murs témoignaient qu’il était bardé de diplômes rassurants. Son bureau était doté d’un équipement impressionnant et en moins de vingt minutes, il me fit les tests nécessaires, établit un diagnostic, photographia mon fond d’œil et me montra, sur grand écran, l’éclat de métal enfoncé dans ma cornée. En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, il m’anesthésia l’œil gauche et retira le corps étranger métallique qu’un 35 tonnes avait juger bon m’expédier sur la partie la plus délicate de mon anatomie. M’étant soulagé d’un demi-gramme de minerais et de l’équivalent de 100 euros, je pris congés de mes sauveurs, après une trentaine de minutes à poireauter dans une salle d’attente, pour qu’une pommade magique puisse faire effet, tandis que l’anesthésie se dissipait, et je repartis en direction de l’hôtel, bon pied bon œil, selon l’expression consacrée. J’étais heureux de la rapidité de prise en charge et rassuré de la qualité de soins qui venait de m’être prodiguée. Le médecin m’avait enjoint de ne pas voyager durant quarante-huit heures, qui plus est en deux roues. Je lui avais promis que je resterai tranquille toute la journée, pour me reposer et m’administrer la quinzaine de gouttes de collyre et d’anti-inflammatoire qu’il m’avait prescrit. Mon voyage était donc à l’arrêt. Les Dieux m’avaient à l’œil. Je pris cela avec philosophie, considérant la chance que j’avais eue, et me disant que je profiterai de cette longue journée pour me reposer, réfléchir et sans doute écrire de l’œil droit.

Le soir venu, je descendis au restaurant de l’hôtel pour diner léger, m’assoir en terrasse afin de me fumer un bon cigare, escorté par deux ou trois caïpirinhas et œuvrer à mes travaux d’écriture en retard, avec l’assurance d’avoir été admis, après cette journée herculéenne, dans le club des demi-dieux.

Le temps était maussade et il avait plu une grande partie de la journée. Cherchant à reprendre le cours d’une chronique laissée en plan à cause de mon œil endommagé, je tirais de longues bouffées sur le cigare que j’avais dégoté dans une petite boutique de Saõ Paulo, une sorte de caverne d’Ali Baba qui vendait des cigares cubains, non marqués et non baguées, mais remarquables de saveur et d’aspect. Entre chaque aspiration de ce savoureux cigare qui me ramenait peu à peu à la vie, mon esprit faisait d’incessants allers-retours entre mes pensées bouillonnantes et mes efforts pour m’imprégner, presque malgré moi, de ce lieu dans lequel j’avais échoué. Mon regard fut de plus en plus accroché par les détails de cet endroit aseptisé, d’un modernisme froid, tristement fonctionnel, si éloigné de toute humanité, de toute notion de confort ou de convivialité. Je me mis alors à tout détailler, à analyser qu’elles pouvaient être les motivations d’un promoteur immobilier, d’un architecte ou d’un exploitant d’hôtel pour créer un lieu si artificiel. Comment justifier cet éclairage blafard, la débauche d’énergie, ce mobilier inconfortable et figé dans le sol cimenté, comme si les clients allaient s’enfuir avec une table ou des chaises ?  Tout était froid, impersonnel, sans âme, forcément efficace, réduit à sa simple fonction. Le plastique régnait en maître. Le parking pénétrait quasiment dans la salle du restaurant. Si les clients avaient eu le droit de s’attabler avec leur SUV ou leur rutilants 4×4, nul doute qu’il l’auraient fait. Les messages de sécurité, infantilisant et s’adressant à des usagers que l’on supposait décérébrés, étaient légion, placardés sur les murs de manière criarde pour guider et avertir le docile troupeau des clients, des risques qu’ils encouraient s’ils ne suivaient pas la doxa des marchands du temple. 

Les produits sucrés, les sodas et autres confiseries, judicieusement disposés près de la caisse, suscitant le droit de s’offrir une dernière folie, siégeaient ostensiblement pour satisfaire les pulsions de douceur ou le vide affectif des consommateurs en surpoids, qui venaient de s’en donner à corps-joie, grâce à la formule « buffet à volonté ». 

Je n’étais plus à l’écriture. Mon esprit était sidéré et s’était mis à analyser froidement cet univers désincarné sur lequel mon regard butait, s’esquintait, effaré. 

Il faut une profonde vie intérieure pour survivre dans un tel lieu, ou bien une absence totale d’âme pour épouser servilement, avec un parfait consentement ou une abnégation coupable, ces lieux vides et purement utilitaires. J’étais face à l’un des exemples les plus aboutis de la marchandisation de nos espaces vitaux, si fréquents dans nos sociétés modernes, des centres commerciaux aux villes nouvelles en passant par les stations-service et les banlieues évidées de tout humanité. 

L’enlaidissement du monde auquel je suis si fréquemment confronté, dans tous les pays que je traverse, et dont j’avais en face de moi la quintessence, commençait à entamer mon humeur, déjà mise à mal par cette journée de déveine. 

C’est alors que surgirent, presque par surprise, en une sorte de guet-apens immobile, celles qui allaient constituer mon unique salut, un peu comme cet ophtalmologiste sorti de nulle part dans cette ville sans nom, en début de matinée.  Comment ne les avais-je pas vues avant ? Combien fallut-il que ce monde artificiel soit omniprésent pour me masquer si longtemps ces quelques preuves de vie, ces petites splendeurs qui tentaient vaillamment de surnager dans cet univers purement matérialiste ? 

Soudain, au terme de ce désœuvrement esthétique, où les citrons verts de ma caïpirinha étaient les seuls reliquats de verdure, revendiquant leur gaité dans ce monde bitumé, tranchant avec le gris de la table en granit qui ressemblait à une tombe, mes yeux mal en point s’arrêtèrent sur un parterre de fleurs jaunes et oranges, un feu d’artifice de couleurs.

Si bien que je me levai et allai retrouver mes salvatrices consœurs. 

300 œillets d’Inde, plantés par un jardinier visiblement dénué d’amour et de créativité, avaient été disposés dans un long bac, dans lequel on avait figés trois palmiers, sans doute pour justifier le nom de l’hôtel, Palmeiras, ou pour faire oublier, si tant est que ce fut possible, cet univers qui respirait une totale absence de vie. Je délaissai mon ordinateur et ma chronique en panne, et allai leur distribuer des clins d’œil d’invalide, complices et sincères. Je les remerciais silencieusement de leur présence ici-bas, déplorant qu’on ait plantées ces petites fleurs si rationnellement, comme une armée de jaunes fantassins, à équidistance les unes des autres. Je m’agenouillai et leur parlai longuement des forêts que j’avais vu sous d’autres tropiques, leur parlais du réchauffement climatique dont elle ignoraient tout, gratifiées à heure fixe par leur système d’arrosage automatique.

Grâce à ces 300 fleurs héroïques qui, dans leur minuscule passage des Termophyles, coincées entre une station Shell, un immense parking, le défilé incessant des semi-remorques, un restaurant sans âme et un hôtel pour éclopés, tentaient de survivre à l’éradication de toute vie sur cette planète, je repris foi. Elles faisaient tout leur possible pour défendre les deux seules choses qui m’émerveillent sur cette planète et me maintiennent en vie : la poésie et la beauté.

Nous fîmes un pacte. Je leur jurai de na pas repartir vers le sud sans leur avoir parlé d’une chose essentielle dont elle ignoraient tout : la Liberté.

Le lendemain matin, alors que la météo prévoyait des orages diluviens pour toute la journée, me dissuadant de prendre la moto et de rejoindre Iguaçu, je pris la décision de rester un jour de plus dans ce lieu si peu hospitalier. Dès le petit déjeuner, je tins ma promesse. Je pris ma tasse de café et allai m’installer près de ma congrégation de fleurs jaunes et leur parlais longuement des quatre années que je venais de passer, au quatre coins du monde, mais en plein cœur de la vie, la vraie !

Je sus ce matin-là, que le Dieu de la pluie les avait abondamment abreuvées et que je les avais, à ma manière, modestement mais passionnément, nourries de l’espoir d’un monde meilleur, qui jusque-là leur était parfaitement étranger.

300 êtres fortement inspirés suffisent à insuffler un changement en ce monde. Croyez-moi…

Soyez-en ! On a tous une petite fleur jaune en nous…

Et pour tous ceux qui ont eu le courage ou la gentillesse d’aller jusqu’au bout de cette chronique, et d’avoir regarder mes photos, voici un petit cadeau inspirant:

Publié par

Entrepreneur, écrivain et globe-trotter. L'homme le plus léger, le plus libre et le plus heureux du monde;-)

6 commentaires sur « 300 »

    1. Le message est non disponible car les créateurs n’autorisent pas qu’elle soit lue en dehors de Youtube, mais il y a, après l’avertissement, un lien qui emmène sur YouTube! Tu as perdu tes yeux;-))

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