Cela faisait plusieurs jours que je les voyais, ces deux-là, unis comme les deux doigts de la main, faisant les cent pas devant moi, en se tenant par le cou, où qu’ils aillent, comme deux copains inséparables.
Ils faisaient bande à part, ne parlaient plus trop aux trois autres, pourtant tous issus de la même fratrie, chacun ayant son tempérament, sa vocation, son utilité dès qu’il s’agissait de prêter main forte à quelqu’un.
Bien sûr, ils étaient tous un peu individualistes. Ils sont tous un peu comme cela de nos jours. Se croisant quotidiennement, vivant en bon voisinage, s’entrecroisant parfois avec les cinq autres, ceux qu’ils appelaient « les cousins », mais chacun ayant sa vie, son travail et ses projets.
Ils vivaient finalement comme beaucoup d’entre nous, dans une sorte de solitude juxtaposée, seuls mais ensemble, dans cette illusion d’un avenir commun, tous embarqués dans le même bateau, supportant la même famille, mais chacun rêvant finalement d’évasion et de trouver sa propre voie.
Il arrive toujours un moment où il faut faire le deuil de ceux qui nous ont élevés, de s’affranchir de ses propres racines, où l’on finit par se révolter de n’être qu’à demi compris, tel des inconnus si familiers.
Mais il faut bien avouer que ces deux-là avaient quelque chose de changer. Je ne sais pas, une attitude peut-être, le fait de ne plus tenir en place, sans doute. Depuis une semaine, plusieurs fois par jour, ils me passaient sous le nez, sans me prêter attention. Je les voyais faire leurs simagrées, tenter de marcher d’un même pas, défiler sous mes yeux, dès que je ne les occupais pas à une tâche quelconque.
Mon petit doigt qui m’a dit qu’il se tramait quelque chose. Celui-ci, heureusement que je l’ai et que je peux compter sur lui. Toujours le premier à prêter l’oreille à tous les commérages. C’est souvent comme cela. C’est le plus petit de la famille, le petit dernier, qui balancent ses frères et va pleurnicher dès qu’il se sent mis à l’écart. Cela vient certainement d’un complexe de jeunesse ou d’une frustration due à un retard de croissance. Je vois bien qu’il souffre d’être constamment tenu à l’écart.
En creusant un peu, j’ai su qu’il tenait ces rumeurs de son frère, celui avec le gros anneau, avec lequel il fait souvent alliance, pour le meilleur et pour le pire. Les deux excentrés se sont apparemment jurés fidélité, pour toujours, sans que je le sache ou ne donne ma bénédiction à cette union secrète et quelque peu incestueuse.
J’ai appris récemment qu’une croyance ancienne, remontant aux Égyptiens, prétendait que la Vena Amoris, la veine de l’amour, reliait justement l’annulaire de la main gauche directement au cœur, à ce qui constitue en fait le chakra du cœur. Cette croyance fut reprise par les Grecs puis par les Romains et nous est parvenue à travers les âges, expliquant pourquoi le quatrième de la famille s’est vu confié la tâche symbolique de porter l’anneau du mariage.
Je savais bien que c’était le grand du milieu qui fourbissait de drôles de projets et qui avait entraîné son frère, souvent mis à l’index. Je n’avais pas besoin des potins de l’auriculaire, ni des cachoteries de l’annulaire, pour deviner de quoi il retournait. Il avait toujours été comme ça, furieusement indépendant, brandissant sa haute stature au-dessus de la mêlée dès qu’il voulait envoyer paître le monde entier et manifester son profond désaccord, au risque de tous les recroqueviller et d’en venir aux poings ! Qu’attendre de ce doigt donneur de leçon ?
Étant le seul majeur de la bande, il jouait le rôle de grand frère, mais il faut bien avouer qu’il exerçait une mauvaise influence sur le quatuor des frangins. Il n’était bon qu’aux insultes, à compter les liasses de billets et à donner du plaisir. Il se fourrait toujours dans les situations les plus inextricables, au risque de finir au trou ; situations scabreuses desquelles il fallait que je l’extirpe rapidement, se contentant de frimer durant la phase préliminaire, pour promptement disparaitre et m’obliger à donner sans compter de ma personne, pour compenser ses fausses promesses.
Comment était-il parvenu à convaincre son frère le plus proche, le plus actif de tous, celui sur lequel tous les autres semblaient s’indexer ? Ce doigt pour lequel j’avais tant d’affection quand il tournait les pages d’un livre, mais à qui il fallait rappeler sans cesse les bonnes manières, en lui répétant à l’envi : ne montre pas du doigt ! Car il était le premier à indiquer une direction ou à dénoncer un fautif en le pointant du bout de lui-même, quand il ne proférerait pas des menaces de punition lorsque qu’il s’agitait en l’air, avec l’appui d’un regard réprobateur. C’est donc avec cet autre frère, l’index, le doigt de la justice, son plus proche complice, que le majeur concoctait un mauvais coup. J’ai mis du temps à comprendre, mais cela devenait de jour en jour plus évident.
Ils passaient leur journée à défiler sous mes yeux, en feignant de m’ignorer, à faire des aller-retours d’un bout de la table à l’autre, trimballant les trois autres, recroquevillés sur leur dos. Au début, ils claudiquaient un peu, car ils n’étant pas de la même hauteur, ils avaient du mal à harmoniser leur pas, inconvénient que connait celui qui a un pied-bot. Puis, leur boitement avait disparu et leur démarche avait gagnée en efficacité et en rapidité. L’index marchait sur la pointe de l’ongle avec l’assurance d’une péripatéticienne faisant corps avec ses talons aiguilles, et le majeur, pour compenser son allure de grand escogriffe, pliait à chaque pas un peu ses phalanges, pour se mettre à niveau et fluidifier son pas.
J’avais beau les regarder chaque jour faire leur manège, marcher de concert comme un couple qui s’entrainerait sans relâche avec le projet de faire le GR20, je ne comprenais pas à quoi tout cela rimait. Pourquoi avaient-ils tant la bougeotte ? Pourtant, ils ne manquaient pas d’exercice. Je les convoquais chaque jour, dès l’aube, au moment où l’inspiration était la plus prolifique, pour aller s’agiter sur le clavier de mon ordinateur. Je les réveillais parfois en pleine nuit, à l’heure où l’insomnie me prenait, afin de m’aider à écrire une nouvelle chronique. Ils associaient alors les deux autres pour parfaire cette danse digitale sur les touches du clavier et dans la musique des mots que je leur dictais, sous le contrôle des pouces qui jouaient les chorégraphes, ils sautillaient avec vigueur sur chaque lettre et nous racontions tous ensemble la vie de l’écrivain-voyageur, nous mettions noir sur blanc la poésie de notre existence commune.
Le reste du temps, ils s’agrippaient à un volant. Je leur laissais le soin de passer les vitesses, de tapoter sur l’écran d’un GPS, d’appuyer sur les boutons des vitres pour les baisser quand nous suffoquions de chaleur et de les remonter à la va-vite quand nous croisions un autre véhicule qui allait nous ensabler sous des nuages de poussière. Qu’avaient-ils à me reprocher ? Je leur offrais une vie d’aventure. Ils rencontraient depuis des années d’autres mains, calleuses ou décharnées, qui n’avaient pas le loisir de faire un tour du monde. Ils apprenaient la géographie et l’histoire du monde sur le bout des doigts et avaient la chance de serrer d’autres mains, d’autres familles de doigts, qui ne connaissaient que la sédentarité, l’immobilisme, le vague attouchement sur une télécommande ou le maniement rugueux d’un outil de labeur, alors qu’eux vivaient librement sous tous les horizons. Je les sollicitais sans cesse, comme on élève des enfants au contact des autres. Chaque jour, ils avaient la chance de distribuer des encouragements en allant tapoter le dos d’êtres en souffrance. C’est eux que j’envoyais en ambassadeurs pour caresser la joue d’un enfant ou le galbe d’une hanche. Tous les doigts n’ont pas le privilège de laisser, comme ils le font, l’empreinte de leur passage sur cette Terre explorée avec passion, de prêter main forte aux plus nécessiteux. Que leur fallait-il donc de plus ?
Cela, je ne l’ai découvert que la nuit dernière. Tandis que je dormais, la tête sur un mauvais oreiller de mousse, dans un hôtel sans confort dont le lendemain effacera le nom, respirant lentement au plus profond de la nuit africaine, ma main gauche posée à quelques centimètres de mon visage, des murmures me tirèrent du sommeil. Gardant les paupières closes, je fis mine de dormir et crus un instant qu’il y avait plusieurs visiteurs dans la chambre.
Il me fallut un long moment pour comprendre que la conversation, dont je ne captais que des bribes, provenaient de mes doigts qui discutaient à voix très basse.
Ce qui s’avéra être une véritable conjuration était menée par le majeur, qui semblait ourdir un projet d’escapade pour toute la bande. Il expliquait aux autres, plus ou moins convaincus, qu’il était temps pour eux de s’affranchir du reste du corps et de ce cerveau qui passait son temps à leur donner des ordres. L’index prit la parole et expliqua qu’ils s’étaient entrainés avec le majeur, à pouvoir effectuer un sacré bout de chemin chaque jour. Ils pensaient pouvoir parcourir plus de quatre kilomètres quotidiennement. Je les écoutais, parfaitement réveillé et n’en croyant pas mes oreilles. Ils revendiquèrent, en s’agitant parfois, leur volonté d’indépendance, l’envie d’arpenter le monde, de tout envoyer balader.
« Mais nous évader et réaliser ce projet, il faut que nous soyons tous d’accord ! Bien entendu… », fit remarquer le majeur.
Le pouce, qui était toujours opposé aux autres, semblait émettre quelques réserves, rappelant au quatuor des conjurés qu’on n’avait jamais vu une main se balader seule sur une route, sans le reste du corps, sans le consentement des autres membres dont ils n’étaient finalement que la partie la plus aboutie, la plus sensible.
Le majeur lui fit remarquer qu’il avait vu un jour une main courante qui avait porté plainte pour séquestration. Ce à quoi le pouce objecta qu’ils n’étaient nullement séquestrés et qu’ils avaient avec moi une jolie vie, pleine de voyage, d’actions et de rencontres. L’index, soutien indéfectible du majeur, vint à sa rescousse et demanda au pouce, en prenant à témoin le reste de la fratrie, si ça ne leur plairait pas de devenir une main baladeuse.
« Pouce ! » dit l’annulaire. « Et comment allons nous savoir où nous irons. Comment nous orienter, nous n’avons pas de carte et aucun de nous ne sais lire, à peine savons-nous écrire. Aucun d’entre nous n’a d’expérience du braille !? ».
Le majeur, qui avait toujours réponse à tout, répondit à cette objection pour le moins fondée, qu’ils n’auraient qu’à suivre les lignes de la main, que durant la nuit, ils avanceraient au doigt mouillé.
« Et puis je vous indiquerai la direction, comme je sais si bien le faire… », surenchérit l’index.
Le Pouce, quant à lui, demeurait coi. Il paraissait pour le moins dubitatif.
L’index le connaissait mieux que personne. Il y avait toujours eu entre le pouce et l’index une réelle connivence, parfois à peine plus que l’épaisseur d’une simple feuille de cigarette.
« Et puis on a besoin de toi, le Pouce » lui dit-il en le caressant fraternellement.
« Comment ça, vous avez besoin de moi ? », s’étonna-t-il.
Le majeur, leur demanda de se rapprocher de lui et de se plier un peu pour ce qu’il allait leur révéler. J’avais à cet instant les yeux entrouverts, pour ne pas perdre une miette de ce complot de mes propres doigts qui prenait forme, à quelques centimètres à peine. J’eus envie de me pincer, mais pour cela j’avais besoin d’eux et ils se seraient aperçus que je ne dormais plus.
« Le pouce, on a besoin de toi car l’idée est de rejoindre Johannesburg en voiture. Et qu’on a fatalement besoin de toi pour faire de l’autostop ! Tu comprends ? Évidemment qu’on ne va pas y aller en marchant, même si dans ce cas, il serait plus pratique de compter sur la complicité des doigts de pied, mais on n’a pas voulu mettre trop de membres dans la confidence. Alors on ne peut, en définitive, compter que sur nous-mêmes. »
« Finalement, comme dit l’expression populaire, on ne peut compter que sur les doigts d’une seule main » fit remarquer le pouce, à voix haute, désormais acquis à la cause. « C’est d’accord pour moi ! » conclut-il en se redressant au-dessus des autres, manifestant ce signe bien connu, dont il est le protagoniste principal et qui signifie que tout est bon, que c’est OK pour lui.
« J’ai une question », dit de sa voix fluette le petit doigt. « Mais pourquoi veux-tu que nous allions à Johannesburg ? Nous venons d’y passer plus de deux mois ».
Le majeur le toisa tendrement et lui expliqua dans un long commentaire, la vie qu’ils auraient tous ensemble à Joburg.
« Rappelle-toi, P’tit frère ! A Johannesburg, les gens se servent de leurs doigts pour indiquer leurs destinations. A New York, les gens lèvent le bras, hèlent ou sifflent un taxi pour l’arrêter et doivent ensuite lui expliquer où ils souhaitent se rendre. A Joburg, ce sont les doigts qui font le boulot et qui ont le pouvoir ! Tu comprends ? »
Il lui enseigna tous les signes de la main, les codes à faire avec les doigts pour arrêter les taxis et indiquer de loin aux mini-bus collectifs, qui servent d’unique transport public, le lieu où l’on souhaite aller. Au chauffeur ensuite de juger s’il doit s’arrêter pour prendre un autre client potentiel.
Les doigt repliés et l’index levé signifiait « Johannesburg centre-ville ». L’index vers le sol indiquant que la destination est locale. Les quatre doigts levés et le pouce replié signale, de loin, que l’on va dans le quartier de Fourways. Si une personne veut se rendre à la station de taxis de Bree ou Noord depuis Auckland Park ou Braamfontein, elle n’a qu’à écarter tous les doigts, la main bien ouverte comme un hub, et le chauffeur du taxi collectif sait où le client veut se rendre avant même d’avoir à s’arrêter.
« Tu comprends pourquoi Joburg maintenant ? On sera utiles et importants là-bas. On sera tous les cinq et on apprendra tous ces codes. Et le jour où l’on saura indiquer toutes les destinations, on partira répandre ce système dans le monde entier. On deviendra célèbres ! »
Les autres le regardaient sans broncher, l’air complètement médusés.
« Rendez-vous compte ! On n’aura plus à se laisser dicter des mots écrits par d’autres. Nous serons libres. Libres mes frères ! Car nous pourrons parler avec les mains… »
Ils claquèrent tous des doigts en guise d’applaudissement.
C’est à cet instant que je baillai bruyamment, faisant mine de me réveiller.
Ils s’immobilisèrent immédiatement, tétanisés sur le coton moite du drap.
Le silence revint dans les rangs et la fronde pris fin, pour le reste de la nuit.
Au petit matin, j’ouvrai les yeux et comptai mes doigts pour voir s’il n’en manquait pas. Cinq. Ils étaient tous bien là. J’avais juste la main gauche engourdie. Recroquevillée sous l’oreiller. En la dépliant, je ressentis des fourmis dans les doigts.
Je souris, sachant très bien ce qui allait advenir d’ici quelques jours ou quelques semaines, tout au plus.
La dernière fois que j’avais ressentis des fourmis dans mes jambes, c’était en septembre 2018. Deux mois plus tard, elles me portaient vers un aéroport et nous décollions pour faire un tour du monde sans retour prévu.
Nul doute. Le voyage nous reprenait. Mais par quel signe de la main, indique-t-on à un chauffeur de taxi qu’on va à l’aéroport ?
Bonjour Fredéric,
Vous écrivez certainement vite pour mener ce texte assez long (encore que) dans un environnement « exotique ». Bravo en tout cas, on se laisse prendre par l’intrigue des premières lignes et on finit par sourire quand on comprend de « qui » il s’agit !
Bonne et belle journée à vous.
Robinson
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