Encore une journée particulièrement intense à deux jours de prendre la route pour un périple qui me conduira, durant les quatre ou cinq prochains mois, dans tous les pays d’Afrique Australe, en solitaire et à bord de mon nouveau compagnon de route : un sémillant Land Rover Defender 90 de 2010, affichant plus de 190.000 km au compteur, mais frais comme un gardon, car magnifiquement entretenu et visiblement heureux d’aller se dérouiller les jantes sur les pistes les plus improbables.
J’avais rendez-vous de bon matin avec Tim, un Anglais vivant depuis toujours en Afrique du Sud, dont l’activité principale consiste à organiser des raids touristiques en moto ou en 4×4. Nous avions convenu d’une session de formation de quelques heures pour qu’il me prépare à la conduite en conditions extrêmes, avec mon propre véhicule (sable, roches, franchissement de cours d’eau, ascension ou descente vertigineuse, crevaison, ensablement).
L’objectif était de bien connaître les possibilités et les limites de la voiture sur tout type de terrain, de prendre confiance en moi lorsque je devrais affronter seul des situations délicates ou problématiques et, je ne le cache pas, de bien m’amuser, tel un incorrigible garnement, durant quatre bonnes heures en bénéficiant des conseils d’un véritable pro de l’aventure et de ce mode de vie qualifié ici d’Outland. Inutile de vous faire un dessin.
J’en suis ressorti totalement épaté par les capacités techniques du Defender et son incroyable agilité quand il s’agit de franchir des obstacles ou de grimper sur des versants montagneux qui feraient blêmir de peur le plus intrépide des cabris ! Il est évident que la seule limite, comme souvent dans la vie, se situe dans le cerveau et s’appelle la peur. Le Defender, lui, se tire de toutes les situations et si tant est que l’on sache mettre en action toute sa technologie et son remarquable moteur Ford de 2,4 litres de cylindrée, il semble en redemander et se demanderait presque pourquoi on lui inflige si souvent une ennuyeuse conduite sur bitume !
Avec ce que je lui réserve lors de la traversée du Lesotho, du parc Kruger, de la partie sud du Mozambique, d’une partie du Zimbabwe, du sud de la Zambie, du Botswana, de la Namibie, du désert du Kalahari et du reste de l’Afrique du Sud jusqu’à Cap Town, il ne devrait pas être déçu du voyage ! Mais à l’énumération de ce programme réjouissant, l’ami Tim m’a fait promettre d’aller me perdre quelques jours supplémentaires au Malawi, l’un des pays les plus pauvres de la planète, mais dont les paysages et la population sont paraît-il époustouflants et accueillante.















Nous avons longuement discuté de la situation politique et sociale de l’Afrique du Sud, des très préoccupantes perspectives d’avenir de cet État qui paraît un pays développé mais souffrant de travers aberrants qui minent durablement son avenir (pénuries en tout genre, désorganisation à tous les étages, corruption institutionalisée, népotisme des élites, absence de vision à long terme, manque de formation des classe dirigeantes, détournement exorbitants des fonds publics, fuite des cerveaux qui préfèrent tenter leur chance dans des pays non-africains, crise économique sans précédent, et la liste est encore longue…). Bien sûr, entre les discussions sur le régime moteur à adopter et la pression des pneus en cas d’ensablement du véhicule, nous avons évoqué la triste situation de l’industrie touristique, totalement laminée par d’interminables mois de crise sanitaire et maintenant par les émeutes qui enflamment tout le pays, qui sont selon Tim, sont plus violentes qu’aux beau jours de 1994 lorsque le pays est sorti de l’apartheid et a pris le chemin d’une démocratie fragile et hésitante.
Je quittai mon auguste professeur en début d’après-midi, avec le moral dans les chaussettes en ce qui concerne la situation de l’Afrique du Sud mais avec une confiance de jeune premier, quant à l’attelage que j’allais former avec mon nouveau carrosse.
A la certitude qu’impossible n’est pas français, je pouvais désormais compter sur l’aristocratie toute britannique de mon Land Rover, dont le moteur ronflait à l’hymne de God save the Queen !
J’avais rendez-vous à 15h30 pour effectuer mon test PCR, afin que l’on me délivre le sésame qui me permettrait d’entrer au Lesotho d’ici quelques jours. M’acquittant de cette formalité chez Travel Doctor, une institution privée qui pour la rondelette somme de 60€ ne me retint qu’une quinzaine de minutes dans ses locaux, je filai ensuite chez Front Runner, le principal équipementier automobile, spécialisé tout-terrain, pour acheter quelques accessoires qui me faisaient encore défaut.
« La légende veut que Front Runner a été conçu au Botswana, entre un Land Cruiser 70 de 1988 et un Mercedes G-Wagen de 1992, autour d’un feu de camp, près d’un baobab majestueux, au milieu des traces d’éléphants, lors de la conversation d’une poignée d’amis sud-africains, dotés d’une expérience dans l’ingénierie, la conception, la fabrication et les courses tout-terrain. Après avoir souffert de nombreuses pannes et d’équipement défectueux lors de leurs expéditions à travers le monde, ils ont décidé de partager leur passion pour les voyages d’aventure, de concevoir un nouvel équipement intelligent et de le construire plus solide que… eh bien, comme ils l’ont dit, « plus solide que les éléphants au point d’eau situé à un kilomètre de là« .
C’est ainsi qu’est née cette enseigne, devenue en trente ans la référence sud-africaine pour l’outland et la vie en plein air à bord d’un 4×4.
Leur site web ne laisse aucune place au doute : « Nos galeries de toit, réservoirs d’eau, tentes, auvents, systèmes de tiroirs et accessoires de camping sont appréciés, utilisés et maltraités dans le monde entier par des campeurs occasionnels, l’ONU, les overlanders, les ONG, les amateurs de plein air et les athlètes extrêmes. »
Avouez qu’avec un tel pedigree, on a forcément envie d’en être !
Quant à la visite de leur show-room situé dans la banlieue de Johannesburg, elle laisse pantois tout aventurier en herbe. L’expérience vaut le détour et illustre parfaitement que la seule différence qui existe entre un homme et un petit garçon, c’est le prix des jouets !
Désireux de préserver mon budget et de ne pas sombrer dans la folie, je me limitai donc à l’acquisition d’un auvent qui me garantirait un peu d’ombre lors de mes futurs bivouacs et de quelques fixations de galerie pour embarquer mes quatre jerricans d’essence de 20 litres chacun qui me permettraient de doubler le rayon d’action et l’autonomie de mon Defender, passant de 450 à plus de 900 km, en cas d’absence de station-service.
Sur le chemin du retour, passant en revue les dernières préparations et ultimes aménagements à faire avant le départ, le nom de Front Runner se mit à tournoyer de manière lancinante dans mon esprit.
En effet, il est fréquent qu’au cours de mes pérégrinations ou durant une lecture, je bute sur un mot qui finit par m’obséder jusqu’à ce que je le note, pour ne pas l’oublier, et que j’en recherche le sens ou la provenance. C’est ainsi que j’entretiens consciencieusement depuis trois ans une liste de mots, intitulée « Le mot du jour », qui interroge l’écrivain qui sommeille en moi ou interpelle le voyageur amoureux du plus beau pays que je connaisse : la langue française !
Les mots, si on leur laisse libre cours, sont des passeports vers l’ailleurs. Certains sont des promesses d’aventure et leur étymologie est toujours un voyage dans le temps.
Ceux qui me connaissent savent combien j’aime jouer sur les mots, les démonter comme le ferait un mécanicien passionné de syllabes et de sons, les remontant pour découvrir d’autres sens ou apporter un brin de poésie à un mot qui parait tristement prosaïque, si on le prend tel qu’il se présente.
Mais il y a aussi les mots que je ne connais ou que je n’utilise que trop peu dans mes écrits, alors je les note avec la ferveur d’un académicien et me promets de leur redonner vie dans une de mes chroniques de voyage. Je jette ici en pâture, au lecteur attentionné, quelques-unes des merveilles tirées de ma boîte à trésor : « Vagabonder », « Ratiboiser », « Effaroucher », « Immarcescible », « Se fourvoyer », « Lézarder », « Vaticiner », « Éboulis », ou bien encore le trop galvaudé « Embrasser ».
Parfois, ce n’est pas un simple mot que je note, mais un ensemble de vocables qui donne lieu à une expression, souvent banale, que l’on déclame machinalement et qui me pousse à réfléchir. J’ai dans ma liste des petites pépites aussi anodines que les cailloux qui trainent au fond des poches d’un garçonnet, mais qui pour lui constitue une poignée de pierres précieuses dont il trouvera bien l’usage lorsqu’il deviendra un célèbre joaillier, à moins que ces quelques cailloux blancs ne lui servent un jour à rebrousser chemin vers lui-même.
Il en va ainsi des expressions glanées ici ou là : « A bout portant », « Parier sa vie à courte-paille », « Que t’arrive-t-il ? », « Si le temps le permet » ou encore « Terrain d’entente ». Pour moi, derrière le paravent d’une expression banale, c’est toute la philosophie et la poésie qui prennent soudain forme et vie.
Il m’arrive souvent de laisser tout en plan ou de m’arrêter sur le bas-côté d’une route pour inscrire le mot du jour, séance tenante. Sinon, je cours le risque de l’oublier et ce serait alors comme refuser d’adresser la parole à un inconnu que le destin met sur mon chemin, rejetant sottement la promesse d’une belle rencontre.
De retour au bercail, je me suis jeté sur les sites de traduction en ligne pour creuser le sens de Front Runner qui est particulièrement parlant dans la langue de Shakespeare.
Et quelle ne fut pas ma surprise de constater une telle différence selon les plateformes que j’interrogeais !
Pour Google Trad, la traduction était presque littérale : « Coureur de tête ». Il faut sans doute tordre un peu l’algorithme californien et lire « Avant-coureur », c’est à dire précurseur, annonciateur comme le sont souvent les signes avant-coureurs.
Par la magie des synonymes, qui est aussi une belle manière de voyager dans le paysage buissonneux d’une langue, je suis tombé sur l’adjectif imprononçable de « Prodromique ». En médecine, la phase prodromique désigne les signes avant-coureurs d’une maladie sur le point de se déclencher. C’est fou ce besoin qu’on les médecins de se distinguer et de donner naissance à l’un des jargons les plus hermétique que l’on connaisse, comme s’ils voulaient être les seuls à comprendre une maladie qui ne les concerne pas au premier chef ! Personnellement, le fait de répéter cet horrible adjectif me rend déjà malade. C’est sans compter aussi leur manie d’écrire comme des pieds leur ordonnance que seuls les pharmaciens, égyptologues ratés, parviennent à décrypter. Cette déviance prodromique, si elle ne nous rend pas malade, nous donne au moins la certitude d’être définitivement cons !
Pour Deepl qui constitue, selon moi, la référence en termes de traduction et mon plus fidèle compagnon de voyage lors de ce tour du monde, Front Runner signifie « Chef de file ». On n’est pas loin d’un concept cher à un Président de la République, un tantinet Jupitérien, et son « premier de cordée ». Bref, celui qui va de l’avant est inéluctablement, dans ce cas, un meneur. Le premier de la classe, celui qui tire les autres par son exemple.
Enfin, le site Reverso qui agrège des dizaines de traductions, issues de différents contextes, me propose l’idée de « Favori », celui qui a toutes les chances de remporter une compétition ou un scrutin. C’est à cette occasion que j’ai découvert qu’il existait un film américain intitulé « The Front runner », interprété par Hugh Jackman, l’histoire d’un favori à l’élection présidentielle qui se prend les pieds dans une sombre affaire d’adultère. Comme quoi, tout le monde peut se tromper !
Bref, au terme de ce petit exercice de recherche sémantique, je décidai de rester avec l’appellation anglaise : Front runner, suffisamment parlant en soi. Mais j’avoue qu’avec l’aventure qui m’attend, doublée de mon souci de trouver le mot juste et ouvrant des chemins peu fréquentés au volant de mon 4×4 qui sait se défendre, équipé d’une ribambelle d’accessoires siglés Front runner, j’ai une furieuse envie de m’attribuer le mot lumineux d’Éclaireur. Celui que l’on envoie défricher des territoires mystérieux, anticiper les dangers ou reconnaître le terrain qui nous attend tous.
Je renvoie le lecteur au vibrant plaidoyer qu’a fait Sylvain Tesson, lors d’une intervention récente à l’émission littéraire « La Grande Librairie » sur la langue française et la défense de la poésie, si essentielle par les temps qui courent :
« Il y a tout à coup cette rencontre avec l’idée que les mots peuvent dire le monde, le recréer et le recomposer. Ça c’est magnifique et ça c’est le trésor que tout le monde dans ce pays, les lycéens, les étudiants qui vous lisent, qui vous aiment, vos héros, les héros de Katerina qui cherchent à se sortir de cette mocheté que nous vivons, de ces décombres, de ce crépuscule affreux où nous sommes asservis par la technique, par la matière, par la masse, par la folie, par la rapidité. Et nous avons un seul trésor, que nous avons tous en commun, en partage, qui socialement est la seule égalité, c’est les 26 lettres de l’alphabet. Ce n’est pas compliqué d’apprendre à lire. Il ne faut pas qu’on nous raconte que la poésie est uniquement destinée à une élite qui veut se transmettre une culture extrêmement sophistiquée et raffinée qui permettra aux bourgeois de continuer à avoir le pouvoir ! Ça c’est dégueulasse. Parce que c’est une imposture, c’est une illusion que l’on fait croire, que la poésie est réservée à des gens qui viennent à la Grande Librairie pour parler sur des canapés. C’est pas du tout le cas, car précisément avec 26 lettres et avec des mots, on peut tout à coup dire le monde, regarder un coucher de soleil et savoir qu’un jeune garçon à seize ans a dit :
« Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil »
Ce n’est pas élitiste d’apprendre avec 26 lettres, comme l’a fait le môme Arthur (Rimbaud) à redire le monde. »
Magnifique !
Et comme un hasard n’arrive jamais impunément, alors que je mettais un point final à cette chronique, les mots de Mc Solaar, chanteur – rappeur – indubitable poète et joueur de mots s’imposèrent tandis que s’achevait sa chanson, en fond sonore, intitulée « Bouge de là » :
« Alors, j’ai bougé
J’ai dû m’en aller
Partir, bifurquer
J’ai dû m’évader
J’ai dû m’enfuir
J’ai dû partir
J’ai dû m’éclipser
J’ai dû me camoufler
J’ai dû disparaître
Pour réapparaître… »
Une seule certitude prédominera dorénavant sur la suite de mon voyage : la vie du poète comme celle de l’éclaireur ne riment pas avec des discussions sur canapé !
NB: Photos tirées du site de Front Runner (ici)
Site web de mes partenaires de voyage en afrique: African Trackers Company
Site Web de l’ami Tim: SAadventure
Encore une chronique magique et passionnante…
Merci
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À la lecture de ta belle rêverie autour du « Front runner », c’est celle du célèbre oiseau fou et infiniment rapide dénommé Bip Bip ou Road Runner qui m’est venue
À sa différence que son itinérance soit plus calme, et prenne le temps d’apprécier les lieux au travers desquels tu va passer, et des gens que tu croiseras.
Mais qu’elle ait la même folie, la même énergie… et la même drôlerie car l’humour reste une des meilleures rimes à l’amour !
Amitiés,
Robert
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tu nous concoctes dess recettes de mots en « sucré-salé » qui ne manquent pas de saveur, avec parfois cet arrière goût légèrement amer qui malmène nos syllapses et aiguisent nos frustrations.
Un mystère demeure pourtant que tu sauras sûrement lever… pourquoi ces photos d’un autre destrier en d’autres lieux ?… Pourquoi nous priver de découvrir en images ce lieu mythique où les têves de l’enfance remontent jusqu’à ce baroudeur que tu es devenu… Dis-moi pourquoi mon Fred 😘
Jacques la maison blanche
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Mais simplement par que je ne suis pas encore parti, je prends la route demain matin pour le Lesotho avec mon PCR négatif. Et donc il n’est pas intéressant de montrer la énième photo d’un Defender qui patiente avec des fourmis dans les pneus, sur un parking de Johannesburg. Et puis je voulais rendre hommage à front runner, cette jolie start-up florissante de doux dingues qui me fournit les équipements. Les photos sont issues de leur site et illustre parfaitement ce que je m’apprête à vivre…
That’s all folks;-)
Porte-toi bien mon Jacques dans ton bunker washingtonien 😉
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Quel plaisir jubilatoire la lecture matutinale (j’aime cet adjectif…sourire) de cette chronique foisonnante – ou « petites nouvelles d’un périple annoncé » – qui présage les prodromes d’une aventure éclairée… Bonne route Frédéric !
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Merci mille fois pour ces mots et cette jubilation matutinale 😉
Qu’attendre de plus d’un message envoyé comme par magie à 11h11 😉
A bientôt…
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