L’impérieux leurre de la sieste

Traverser l’Argentine en moto, du Nord au Sud, puis d’Est en Ouest pour rejoindre la belle Mendoza, l’écrin fertile des meilleurs vins argentins qui resplendit aux pieds des Andes, cela revient à effectuer un marathon en apnée, sur un territoire grand comme cinq fois la France, durant quatre longues journées, à raison de 6 à 7h de moto par jour. Guerre le temps de souffler, avec 1450 Km au programme. 

C’est le voyage dans sa plus banale réalité. Le défilé des heures interminables, au milieu de paysages qui se ressemblent obstinément, la pampa et sa végétation rase, drue, si peu imaginative, puis des champs à perte de vue. Succession de terres mortes et désespérément sèches, qui sont le résultat d’années d’exploitation aveugle, à grands coups de chimie délétère. Des milliers de kilomètres de terres ostensiblement barbelées, comme pour mieux dominer la nature en ces lieux définitivement assagis et rassurer les rêves de domination des latifundiaires avides d’espaces. Ici, à force de voir défiler les kilomètres qui se ressemblent furieusement, où la beauté a capitulé face au productivisme agricole, le rêve capitaliste atteint ses limites et scie la branche sur laquelle il est assis. En jouant aux apprentis sorciers avec le vivant, avec comme seule motivation l’appât du gain, les industriels de l’agro-alimentaire ont éradiqué le bon sens paysan et l’harmonie que tout cultivateur ou éleveur entretenait, depuis la nuit des temps, avec la Nature. Sur la planète, un milliard d’hectares de terres fertiles a été détruit au XXème siècle, mais nous n’avons rien appris, ni rien retenu de la leçon que la Terre nous enseigne. Un tiers des 1,5 milliard d’hectares que nous exploitons désormais, pour nourrir les 8 milliards d’êtres humains, sur ce petit caillou bleu tournoyant dans l’espace, est jugé “dégradé ou fortement dégradé ” par les Nations Unies. Sur quelle clôture arrêteront-nous notre folie mortifère. Qui sont ces gens hors-sol qui pensent que les dollars se mangent et qu’il faut toujours posséder davantage pour se sentir exister ?

Viennent ensuite d’autres champs, d’autres monocultures qui attendent la moisson en tutoyant l’horizon à grand renfort d’engrais. Fini le bon temps où l’on conseillait judicieusement : “Prenez-en de la graine”! Aujourd’hui, l’agriculture hautement mécanisée et archi-dopée par Monsanto, Dow, Bayer et triste Company, n’est plus synonyme de raison, ni d’harmonie. La folie du rendement à tout prix alimente l’industrie de la malbouffe, et l’on peut compter sur l’Argentine pour faire tourner la machine à profit, sans que sa population ne voie jamais la couleur de ces billets verts. Partout, durant des heures, ce ne sont que des villages ou des bourgs dont la vocation est de se dédier, corps et âme, à cette profession qui a trouvé son paroxysme au XXIème siècle : l’Agricultueur ! 

Partout, de grandes publicités vantant telle marque de semences, telle firme d’engrais, tel mérite d’herbicides ou de désherbant magique. Tout au long des kilomètres qui semblent cloner le même paysage d’un vert tristement uniforme, ce sont les mêmes productions, poussant la monoculture jusqu’au limites de la monotonie, et ce ne sont que des entreprises vendant du matériel agricole, des machines insensées pour malmener la terre, pourtant si douce et généreuse avec nous.

C’est aussi de longues heures de réflexion en parfaites lignes droites, un œil sur l’asphalte grisonnant, l’autre tourné vers mes mondes intérieurs joliment colorés, observant mon esprit s’échapper de ce présent monotone, qui n’est qu’un ennui filant droit sur l’impeccable ruban bitumeux, menant vers un horizon où joue à cache-cache mon avenir que j’échafaude avec passion. Je le vois scintiller de promesses puis disparaître, me demandant s’il s’agit d’un rêve ou d’une prémonition qui brille comme un mirage, reculant au fur et à mesure que j’avance tête baissée ! 

Succession de stations-service pour faire le plein, par précaution. Penser à publier dans une prochaine chronique mes dépenses et mon empreinte carbone. Quitte à être transparent et à associer des centaines de lecteurs à mes escapades, autant me foutre à poil sur les sujets qui fâchent et me mobilisent;-) 

Quelques empanadas enfilées rapidement avec une bière bien fraîche, persuadé de ne pouvoir compter sur d’honnêtes ou modestes restaurants, en ce dimanche qui précède trois jours fériés pour cause de carnaval. Dans toute l’Amérique latine, on ne plaisante guère avec les jours de fête ! Les jours fériés sont vraiment des jours « fais-rien » ! La population prend visiblement ce conseil très au sérieux. Du coup, j’en profite pour voyager, l’œil rivé sur le GPS qui n’affiche que d’impeccables lignes droites et égrène les heures avec une lenteur désespérante.

Et puis, au milieu de ces heures de ronflement ininterrompu de mon monocylindre, de ces champs désespérément plats qui me font regretter la Bolivie, de mes paupières qui s’alourdissent au fur et à mesure que j’enfile cette ribambelle de kilomètres identiques, comme d’autres enfilent des perles blanches sur des perles désespérément blanches, vient l’instant impérieux de l’école buissonnière. La nécessité impérieuse de la sieste. 

Alors, guetter le prochain village. Non, pas celui-ci, parfaitement dénué de charme. Alors le prochain, dans 18 kilomètres… Qu’ils sont longs ces kilomètres, soudain. Désillusion au prochain village, peu fécond en arbre ou en gazon ombragé. Bon Dieu ! Continuer. Lutter pour ne pas fermer les yeux. Une envie irrépressible de dormir… j’ai l’impression que la gomme des pneus est en train de fondre et colle au bitume pour ralentir l’allure. Les kilomètres, comme les minutes, s’étirent péniblement.

Puis soudain, un nouveau bourg sans le moindre intérêt, si ce n’est d’être en retrait de la route. Presque un chemin de traverse vers un sommeil bien mérité. Je repère le cimetière, sur la droite, à l’écart du village. Sa promesse de tranquillité me tente et l’assurance d’avoir des voisins peu remuant finit par me séduire. J’arrête la moto. Roule en boule un de mes blousons, en guise d’oreiller. J’inspecte les lieux pour m’assurer que je ne vais pas m’allonger sur une colonie de fourmis, expérience à l’appui ! Sur ce continent, un parterre de vert gazon peut cacher tout un bout d’Amazonie;-) 

Les 20 minutes de sieste que je programme sur mon téléphone me tendent goulûment les bras. Après ces 4 heures de routes ininterrompues, je suis mort. Mais à la différence de mes proches voisins, un mort vivant. Dans le quartier, tout le monde ne peut pas revendiquer un tel privilège ! 

Sur le seuil du sommeil, je conclurai cette chronique par les mots d’un poète si cher à mon cœur, qui sait désormais ce qu’est la mort, disparu il y a quelques mois, mais restant par ces lumineux écrits tellement vivant parmi nous, sans doute davantage que bien des gens qui s’imaginent vivants mais qui habitent si mal ce monde époustouflant que je traverse parfois avec une coupable lassitude;-)

 

« Un homme arrive au paradis. Il demande à un ange, à son ange, de lui montrer le chemin qu’ont dessiné ses pas sur terre, par curiosité.

Par enfantin désir de voir et de savoir.

Rien de plus simple, dit l’ange.

L’homme contemple la trace de ses pas sur cette terre, depuis son enfance jusqu’à son dernier souffle.

Quelque chose l’étonne parfois, il n’y a plus de traces.

Parfois, le chemin s’interrompt et ne reprend que bien plus loin.

L’ange dit alors parfois votre vie était trop lourde pour que vous puissiez la

porter. Je vous prenais donc dans mes bras, jusqu’au jour suivant où la joie vous revenait, et alors vous repreniez votre chemin. »

Christian Bobin 

Publié par

Entrepreneur, écrivain et globe-trotter. L'homme le plus léger, le plus libre et le plus heureux du monde;-)

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