Chaussure à son pied

M’étant posé quelques jours dans la petite ville de Tarija, agréable capitale de la principale région viticole de Bolivie, j’en ai profité pour souffler un peu, réfléchir à la suite de mon périple, régler quelques petites affaires urgentes et procéder à une révision complète de ma moto, ma précieuse et fidèle monture avec laquelle je viens d’effectuer plus de 6000 Km dans tout le pays. 

Un matin, alors que je m’apprêtais à enfiler ma principale paire de chaussures, celle que je porte 95% du temps, je m’aperçus que la toile était entaillée de trois bons centimètres sur le dessus. La solution naturelle et le réflexe de beaucoup de gens eurent été de la juger désormais inutilisable et de jeter cette paire de baskets qui venait de rendre l’âme, puis d’enfiler la seconde paire de chaussures, soigneusement emballée dans un sac en plastique et rangée dans l’une des deux valises de la moto. Celle-ci passe l’essentiel de sa vie à attendre que je vienne l’en extraire, lorsque je dois me déguiser en citadin moderne et sortir au milieu de mes semblables, loin des grands espaces que j’affectionne, pour fréquenter des bars tonitruants et des restaurants à la mode, où la mode Indiana Jones n’est pas du meilleur goût !). 

Mais, que voulez-vous, je suis sentimental et je les aime bien mes humbles baskets. Nous avons fait un sacré bout de chemin ensemble. Et puis 4 années passés en grande partie en Afrique et en Amérique Latine, ont considérablement renforcé ma conscience écologique, mon goût pour la récupération, la réparation, la seconde main. Sans compter qu’avec ma philosophie minimaliste et mon mode de vie d’une sobriété exemplaire (qui va devenir très tendance dans les prochaines années;-), je ne tolère la poubelle que lorsqu’un objet est irrémédiablement irréparable ou une pièce défectueuse désormais introuvable. A trop fréquenter des pays où tant de gens ont du mal à joindre les deux bouts, mais sont d’une inventivité incroyable pour retaper, récupérer, donner une seconde (voire une troisième) vie, à ce que l’on considère, en Occident, comme jetable ou « voué à la poubelle », je suis devenu économe, débrouillard, bricoleur et raisonnable. 

J’eus alors l’idée de recoller avec de la colle forte les deux bords de la déchirure qui s’avérait très nette, comme si un cutter avait entaillée la toile épaisse. Je patientai quelques minutes, le temps que ma réparation miracle opère. Cent vingt secondes plus tard, je palpai la grosse tâche de colle durcie qui solidifiait le maillage gris de la toile endommagée et enfilai ma basket gauche en me disant que cela ferait bien l’affaire. Je souriais avec la mine satisfaite, persuadé que je venais d’économiser le prix d’une paire de baskets et de prolonger une belle histoire d’amour, de plus d’une année, ne pouvant imaginer comme tout cœur enthousiaste que ce soit l’autre qui se lasse ! 

Cette paire d’Adidas, très légère et pratique pour les treks sur les rochers, est en réalité ma troisième paire de chaussures depuis mon départ autour du monde, fin 2018. Je dis cela, car tant qu’on ne s’est pas glisser dans les chaussures d’autrui, il est facile de juger sans rien connaître des circonstances de sa vie. D’ici à ce que cette chronique se transforme en une leçon de tolérance et d’empathie, il n’y a qu’un pas, que ma basket gauche m’empêche heureusement de franchir !

Malheureusement, la réparation à laquelle procéda le cordonnier du dimanche qui sommeille en moi, ne dura que trois petits jours, au terme desquels, la déchirure revint telle que je l’avais découverte, avec l’esprit élargi, ce qui n’augurait rien de bon pour les jours de pluie ou pour les projections d’eau que ne manquait pas de m’envoyer la roue avant, dès que j’avais le malheur de passer dans une flaque d’eau…

Ne pouvant me résoudre à me jeter chez le premier chausseur du coin pour répudier, d’un coup de MasterCard, un tacite partenariat entamé voilà sept mois, je me résolus à chercher quel serait l’artisan de cette thérapie de couple, qui saurait recoller les morceaux… 

Avec un peu de recul, je me dis aujourd’hui que tout cela aurait bien mérité un fructueux accord de sponsoring avec la marque aux trois bandes, au regard des 23.000 km que ces chaussures viennent d’accomplir, en me supportant dans toutes mes pérégrinations, depuis mon retour en Amérique du Sud.

Ce matin, alors que j’allais sortir prendre un café pour me remettre de ma nuit en dent de scie, je jetai un simple coup d’œil sur ma chaussure gauche. Celle-ci, la gueule béante et déchirée, semblait hurler et m’enjoindre de la sauver sans tarder. Aussi, décidai-je, non sans une certaine magnificence de ma part que tout lecteur objectif saura noté au passage, d’aller en priorité chez le cordonnier le plus proche. Étant dans le quartier où se concurrençaient une quinzaine de magasins spécialisés en rubans, galons et autres produits de passementerie, misant sur le fait qu’ils étaient tous équipés de machines à coudre, j’entrai dans la première boutique en expliquant mon problème. Ne pensant pas être qualifiée pour me venir en aide, alors qu’elle passait ses journées à coudre, la petite dame m’indiqua le quartier de Campesino où était regroupé – magie de l’Amérique Latine – tous les membres de la confrérie des cordonniers.

Sautant sur ma moto, avec ma chaussure amochée que j’aurais été triste de déposer, la mort dans l’âme, au service des pompes funèbres, je me retrouvai dix minutes plus tard à l’autre bout de cette bourgade. On m’indiqua le chemin vers un pont, sous lequel œuvrait une dizaine d’artisans de grand talon, avec ferveur et discrétion …

Je m’adressai à un binôme de deux jeunes filles, dont l’une venait d’administrer à une semelle rétive, une heure de colle bien méritée. Sa sœur, les mains pleines de noir cirage mais affichant un sourire d’un blanc éclatant, reçut mes explications et s’empara sans plus tarder de ma pompe en souffrance. Après m’avoir offert un modeste tabouret, je siégeai sur ce bout de trottoir, tel un prince, la chaussette à l’air, le rire en bandoulière, avec la certitude d’être au bon endroit, mon destin de baroudeur entre des mains expertes et complaisantes. 

Ma jolie cordonnière me prit en charge immédiatement. Elle découpa un morceau de cuir qu’elle badigeonna amoureusement de colle et qu’elle fixa à l’intérieur de la chaussure, en appuyant énergiquement durant deux minutes, tout en discutant avec tout ce qui piaillait aux alentours. C’est à cela que l’on reconnait les professionnels : le geste sûr, l’air de ne pas y toucher, l’œil vif comme une caméra de surveillance et la parole féconde avec tout ce qui peut ressembler à un client !

Elle finit par disparaitre, je-ne-sais-où, et ne réapparut que dix minutes après, en me tendant avec un grand sourire ma chaussure balafrée, mais joyeusement en vie, prête à repartir, bon-pied bon-œil, pour un nouveau tour du monde…

Je lui demandai combien je lui devais et fus estomaqué par le montant. 

« 5 bolivianos », me dit-elle. Au taux du jour, elle me réclamait l’équivalent de 0,67 € !

Je lui sortis toutes les pièces qui sommeillaient au fond de ma poche. Lui remis les 5 bolivianos, en lui disant que c’était pour son travail. Un travail qui m’aurait certainement coûté plus de 20 euros en France ! Et qui n’aurait pas été effectué en 10 mn, sur place, avec un sourire désarmant de gentillesse !

Puis, je glissai 5 bolivianos supplémentaires, dans la paume juvénile de ma petite cordonnière, dont les lignes de vie n’avaient pas encore contrariées par les vicissitudes d’un destin retors ou burinées par les revers d’une existence encore à vivre. Je lui précisai avant de disparaître avec ma pompe cicatrisée, que c’était pour sa gentillesse, l’immédiateté et le professionnalisme de son service.

Elle me regarde comme si j’étais un extra-terrestre, habitant d’une planète où tous les habitants s’appellent le Père Noël. 

En Bolivie, à chaque fois que l’on donne un pourboire pour signifier une certaine satisfaction ou encourager, les gens sont surpris et remercient sincèrement. Ce ne doit pas être un usage si répandu. 

Je reparti sur mon destrier, vers mon aventureux destin, avec le sentiment d’être un Prince des grands chemins qui venait opportunément de croiser sa Cendrillon-cordonnière. 

Alors que je mettais enfin les gaz vers mon petit déjeuner, j’entendis la foule s’extasier dans le sillage de ma moto, en criant cette phrase que je pris pour un admirable et prophétique compliment :

« En voilà un qui en a une sacrée paire ! »

Alors ? Je vous le demande… Je demande combien à Adidas ? ;-))

Publié par

Entrepreneur, écrivain et globe-trotter. L'homme le plus léger, le plus libre et le plus heureux du monde;-)

2 commentaires sur « Chaussure à son pied »

  1. Quel régal d’écriture et d’images ! (mention spéciale à « l’heure de colle bien méritée», j’en souris encore 5 minutes après ma lecture 😊
    Buen viaje !
    Alexia

    Aimé par 1 personne

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