Cette chronique de voyage n’a aucune ambition littéraire, ni poétique, ni même philosophique, à part peut-être la leçon qu’il me faudra tirer de l’enchaînement des faits qui y sont relatés. Si elle devait avoir une seule vocation, ce serait sans doute celle d’être thérapeutique, comme une conversation avec un psy, confiant à la blancheur d’une page blanche mes doutes et mes regrets, pour m’alléger du trop-plein de fatigue, de contrariétés et de déconvenues. C’est un aveu intime sur la réalité du voyage, sur l’exploration d’une vie ressemblant souvent à une carte postale qui se transforme soudain en réalité un peu triste lorsque les galères surviennent. C’est enfin, la nécessité impérieuse de formuler mes tourments du moment qui jaillissent quand le destin se fait rebelle et n’épouse plus les rêves idylliques, quand l’enthousiasme disparaît et laisse le voyageur solitaire face à un monceau de questions sur le bien-fondé de cette vie et sur l’avenir forcément incertain.
Cette chronique n’a donc d’autres buts que de cristalliser mes pensées pour qu’elles cessent de tournoyer dans mon esprit, de me tarauder, faute de pouvoir les partager avec un compagnon de voyage ou amie de baroude. C’est une mise à distance des faits afin de retrouver mon objectivité, selon ce magnifique conseil de René Char : « Ne confonds pas ta vie avec les douleurs qui la remplissent. »
Alors, voilà…
Cela fait déjà plus d’un mois et demi que le démarreur de mon Land Rover a commencé à montrer quelques signes de faiblesse. Cinq-mille kilomètres plus loin, quelques dizaines de démarrages de plus et les choses ne cessent d’empirer. De plus en plus souvent, lorsque je tourne la clé de contact, un clic se produit dans le moteur mais rien ne se passe, le démarreur refusant de jouer son rôle et de lancer le moteur. Second tour de clé et en général la voiture démarre. Curieusement, à chaque fois que je me trouve en présence d’un garagiste, le Land démarre impeccablement. Dès que je suis seul, il se remet à faire des siennes et refuse de plus en plus de démarrer, comme un enfant qui, en présence du dentiste, prétendrait que tout va bien mais qui se mettrait à geindre une fois rentré à la maison.
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme… ? » comme écrivait Lamartine, qui a dû finir sa vie avec une Toyota !
Lorsque je quitte le Boteti River Camp où j’ai dormi durant trois nuits sur le toit de mon Land Rover cyclothymique, je n’ai pas de plan particulier. Ma seule obligation est d’être à Gaborone, la Capitale du Botswana, le 3 décembre pour retrouver mon amie Lolo qui vit en Afrique du Sud et me fait la surprise de me rejoindre durant trois jours au Botswana.
Dans la foulée, le 7 décembre, je dois récupérer à l’aéroport une autre amie, Véronique, grande photographe française, voyageuse impénitente devant l’Éternel, qui se joint à moi pour barouder durant un mois à mes côtés. Au programme : le Kalahari, le Delta de l’Okavango, puis la Namibie. Je me réjouis d’avoir de la compagnie tout en appréhendant un peu ce voyage à deux, ayant parfois l’impression d’être devenu un loup solitaire amoureux de sa solitude et des grands espaces naturels et silencieux. Un long road-trip en totale promiscuité, 24h/24 avec quelqu’un qu’on ne connait pas vraiment et avec lequel on n’est pas intime, c’est un peu comme partir en voilier, ça passe ou ça casse. Soit on devient les meilleurs amis du monde, soit il y en a un qui finit à la mer avec les requins. Dans notre cas, il n’y a pas de requin à l’horizon, mais on trouvera bien le cas échéant un crocodile en goguette. Mais nous en avons parlé ensemble et nous sommes confiants.
Ce beau programme d’un mois de décembre amical devrait se conclure, cerise sur le clafouti, par les retrouvailles avec mon fils que je n’ai pas vu depuis neuf trop longs mois. Devant passer les fêtes de fin d’année en Afrique du Sud avec sa maman, nous avons prévu qu’il me rejoigne à Windhoek, la Capitale de la Namibie, pour un petit périple d’une semaine, histoire qu’il partage la vie de son père gitan et que nous retissions solidement les liens qui nous unissent.
Je quitte donc le petit village de Xhumaga où je viens de passer trois jours. Il me faut trois tours de clé de contact pour que le Land Rover daigne faire ronfler son moteur. J’ai dans l’idée de contourner par le Sud l’immense territoire du Makgadikgadi Pans National Park pour rejoindre la ville de Serowe, distante de 410 km, soit cinq bonnes heures de voiture. Les Pans sont un des lieux incontournables lorsqu’on visite le Botswana. Ce sont de grandes étendues désertiques, d’un blanc aveuglant lorsqu’il y a du soleil, qui sont des lacs salés asséchés. Lors de la saison des pluies, ils se remplissent d’eaux et accueillent un nombre infini de flamants roses et de zèbres. Dans le même temps, ils deviennent impraticables en voiture car le sol devient extrêmement boueux, se transformant en une sorte de porridge gélatineux qui engluent le moindre 4×4. Les lodges arrêtent la visite des Pans lors de la saison des pluies qui vient de démarrer. Des amis suisses partis en début d’après-midi avec un guide pour admirer les Suricates du désert (Meerkats en anglais), ces petits mammifères facétieux que l’on appelle « les sentinelles du désert », se sont enlisés à la limite d’un Pan et sont restés durant des très longues heures dans l’attente d’être enfin secourus, car le véhicule envoyé à leur rescousse par le lodge s’est lui-même embourbé. Il a fallu envoyer un troisième 4×4 pour les sortir d’affaire et ils sont rentrés frigorifiés et épuisés à une heure du matin au Lodge où nous campions. Inutile de dire que s’aventurer seul, sans l’expérience d’un habitant du coin ou d’un guide, et sans le secours logistique d’un lodge, qui plus est sans la moindre couverture réseau pour demander de l’aide, en ces territoires désolés, c’est se condamner à de sérieux problèmes. Ce n’est pas comme s’ensabler sur une piste assez fréquentée où il suffit d’attendre quelques heures qu’un véhicule passe pour nous sortir des sables. Personne ne fréquente plus les Pans, dès qu’il pleut et ce durant de long mois. Il faut donc aimer la solitude et avoir de sérieuses réserves d’eau et de nourriture afin d’espérer survivre jusqu’à la saison sèche.
Je m’arrête après une heure de route dans la petite bourgade de Rakops pour faire le plein de carburant et me ravitailler en eau. Il me faut trois essais infructueux pour parvenir à redémarrer la voiture. De toute évidence les choses empirent. Quelques minutes avant de m’arrêter à la station-service, je me suis imaginé rejoindre Kubu Island, un lieu qui m’a été chaudement recommandé mais qui se situe en lisière d’un de ces fameux lacs englués, le Sua Pan. Après tout, j’ai du temps devant moi et ne suis pas pressé de rejoindre Serowe où se situe un sanctuaire pour Rhinocéros que je souhaite visiter. Cela fait trois jours qu’il n’a pas plu et que le soleil a été abondant. Kubu Island, dont l’accès avait été fermé trois jours auparavant suite à une grosse nuit et matinée de pluie, devait peut-être être rouvert et je pourrais y passer la nuit à la belle étoile, me suis-je dit. Mais le fait que le Land Rover rechigne à démarrer m’oblige à balayer cette idée aventureuse du revers de la manche. Je ne peux délibérément pas me retrouver dans le bush ou en plein désert avec une voiture de trois tonnes qui ne veux plus démarrer.
Je n’ai plus qu’une option, foncer droit vers Francistown, la seconde ville du pays, si possible sans m’arrêter et trouver un mécanicien qui puisse régler le problème de ce foutu démarreur. Mon problème : nous sommes vendredi, il est 11h30 et j’ai plus de quatre heures de route pour rejoindre Francistown. Espérer une réparation en si peu de temps, dans une ville que je ne connais pas et où il me faut trouver un mécanicien qui connaisse le Defender, la veille d’un week-end, relève de l’exploit. Mais pas le choix…
Après quatre heures trente de route j’arrive enfin à Francistown. Il ne reste qu’une heure avant que la plupart des garagistes et fournisseurs de pièces détachées ne ferment. Ma priorité est de trouver le bon interlocuteur, celui qui saura régler ce problème de démarreur sans délai, sans immobiliser la voiture durant d’interminables jours, m’obligeant à demeurer à Francistown plus que de raison. Là aussi, l’exploit risque de s’avérer de taille.
En route, j’avais repéré sur mon téléphone un garage qui semblait se charger des réparations toutes marques. Malheureusement, lorsque j’arrive dans la zone industrielle aux abords de Gabarone, aucun garage aux coordonnées indiquées par le GPS et personne ne connait un garage dans les environs. Un passant compatissant me suggère d’aller voir un spécialiste automobile qui se situe un peu plus haut dans la rue. Il s’avère que c’est un spécialiste des suspensions et des freins, ce qui ne répond guère à mon besoin. Mais c’est là qu’Édouard, un garçon sympathique d’une quarantaine d’année, gouailleur et serviable s’enquiert de mon problème et m’indique un spécialiste qui se situe dans la même zone industrielle. Ne comprenant rien à ce qu’il me raconte pour m’y rendre, il se propose de m’accompagner. Cinq minutes après nous nous retrouvons chez Taurus, une société d’importation, de négoce et de services spécialisée en batteries électriques, alternateurs et … démarreurs automobiles.
Après dix minutes à expliquer le problème et à essayer de trouver une solution, il s’avère qu’ils n’ont pas le démarreur idoine et notre interlocuteur fait une drôle de moue quand je l’interroge sur les chances d’en trouver un pour un Land Rover Defender de 2010. Mes derniers espoirs s’effondrent en un instant.
Mais un autre collaborateur nous propose de contacter Land Rover pour voir s’ils en ont un, afin de pouvoir se le procurer et me l’installer dès demain matin. C’est ainsi que j’apprends l’existence d’un concessionnaire Land Rover à Francistown, totalement invisible sur les radars.
J’interviens dans la conversation en suggérant que, s’il y a effectivement un garage spécialisé Land Rover, nous y allions rapidement et que ce soit eux qui se chargent de la réparation. Pur bon sens mais solution qui n’arrangeait pas l’employé de Taurus qui se voyait déjà sous les jupes de mon Land Rover en train de lui reluquer le démarreur et plus, si affinités.
Mon nouvel ami Édouard, bienfaisant et débrouillard, se porte volontaire pour de nouveau m’accompagner. Il nous reste 22 minutes pour y parvenir avant la fermeture. Nous repassons à son atelier pour qu’il prévienne son patron et récupère ses affaires personnelles. C’est dans ces moments compliqués que l’on prend conscience de la solidarité spontanée qui caractérise encore les peuples africains. L’entraide n’y est pas un vain mot, alors que cette notion a quasiment disparu de nos sociétés occidentales, individualistes et craintives. Venir en aide à son prochain n’est pas une question religieuse, elle est une simple preuve d’humanité, sans doute la plus flagrante, et pour cela il faut privilégier la confiance en l’Autre sur la défiance. C’est une qualité qui, selon moi, devient rare dans ce monde qui recherche la sécurité à tout prix et qui se méfie de l’Autre.
Mon GPS humain, à demi dissimulé derrière son masque qui lui cache un sourire quasi permanent, est assis sur le siège à ma gauche et m’indique par où passer afin éviter les embouteillages du vendredi en fin d’après-midi. Sans son aide précieuse et efficace, je pense que je serai arrivé chez Land Rover seulement samedi matin…
A 16h51, nous nous garons sur le parking en face d’un bureau aussi discret que le logo Land Rover qui flotte, à demi effacé et illisible, sur une bâche à l’extérieur. Nous rigolons en soulignant que vue la difficulté à les localiser, ils ne doivent pas avoir besoin de clients. Je ne peux m’empêcher de leur faire la remarque avant de leur expliquer le problème mécanique qui me préoccupe. C’est ainsi que j’apprends qu’ils vont fermer définitivement boutique à partir de mardi, la maison-mère estimant qu’ils ne sont pas rentables, le flux d’affaires n’étant pas suffisant. Je souris intérieurement en me disant que je suis béni et que j’ai un sacré sens du timing car à quelques jours près, il n’y avait plus de spécialiste Land rover à Francistown.
Je suis parfois si optimiste que cela confine à une certaine naïveté.
Le problème d’une succursale qui ferme c’est qu’ils n’ont souvent plus les pièces détachées qu’ils devraient avoir et qu’ils ne sont plus motivés, surtout quand les employés botswanais n’ont pas été payés depuis plus de deux mois par leurs employeurs indiens. Je déboulais dans ce contexte, à quelques heures de la fermeture, au milieu de gens qui n’avaient aucune autre raison de m’aider que leur pure gentillesse et un sens du service client qui, il faut le dire, est assez rare en Afrique.
18h00. Il est trop tard pour qu’ils interviennent mais nous convenons de nous revoir dès le lendemain matin 8h. Je repars donc dans l’espoir que le problème sera réglé avant midi et que je reprendrai ma route vers l’aventure et quelques lieux magnifiques.
J’insiste pour raccompagner Édouard chez lui, car je lui dois bien ça et cela me fait réellement plaisir. Il me signale que je peux le laisser en centre-ville où il peut prendre un combi, ces mini-bus Nissan ou Toyota ultra-bondés qui sillonnent toute l’Afrique, me précisant qu’il habite à plus de vingt-cinq kilomètres de là. J’insiste, même si les 5h30 de route et le stress m’ont un peu entamé.
Une vingtaine de minutes plus tard, après avoir discuté à bâtons rompus de sa vie, nous arrivons chez lui, au fond d’un petit village. Il me fait visiter sa maison, très bien tenue par sa jeune épouse de trente-quatre ans dont je fais la connaissance. Je lui recommande de ne pas divorcer tout de suite car elle est avec un type formidable, qui rêve de se mettre à son compte et de se lancer dans le bâtiment et la location d’habitation. Mon ADN entrepreneurial ne peut que l’y encourager et nous échangeons nos coordonnées afin de demeurer en contact. Ne pouvant arrêter le moteur de la voiture de peur qu’elle ne redémarre plus, je les laisse sur la promesse de nous revoir.
Il me faut trouver maintenant un hôtel, si possible dans les environs du concessionnaire Land Rover. On m’avait prévenu que ce ne serait pas facile car des milliers de personnes ont débarqué en ville car il y a un grand festival de musique organisé au Stade de Francistown. Effectivement, je me casse à trois reprises les dents en allant voir la disponibilité des trois guest-houses que j’ai identifiés sur Google Maps, les interrogeant moteur tournant, dans l’espoir d’une chambre avant de tourner la clé de contact et de laisser mon vaillant Defender se reposer aussi. Mais à chaque fois la même réponse : Sorry, we are fully booked.
Je finis par ouvrir Booking.com qui me fera gagner du temps afin d’identifier les disponibilités de chambre dans les environs et réserver une nuit en ligne. Effectivement, tous les hôtels de Francistown sont pleins ou hors de prix. C’est ainsi que j’échoue dans un petit lodge sans prétention, perdu à une quinzaine de kilomètres, dans une zone résidentielle au milieu de quelques ruelles en terre ocre et de terrains vagues.
Le lendemain matin, le Defender rechigne à démarrer. Une, deux, trois, quatre tentatives, puis il parvient à lancer le moteur avec un bruit bizarre. Visiblement, il vit ses dernières heures, et les miennes sont comptées si je ne parviens pas à en trouver un nouveau.
A un quart de route du concessionnaire moribond, je me présente à l’heure convenue sur un parking désespérément vide. Mon enthousiasme commence à être entamé quand il n’y a toujours personne à 8h45.
Vers 9h15, ce qui doit équivaloir à « huit heures tapantes » pour un africain, l’interlocuteur avec lequel je m’entretenais hier surgit de je ne sais où. Il m’explique qu’en fait ils ne travaillent pas officiellement aujourd’hui, que la matinée est consacrée à l’inventaire du stock et qu’ils n’ont pas le démarreur dont j’ai besoin. Il me propose de m’accompagner chez un spécialiste, en ville, qui répare les démarreurs. La teneur de notre conversation et l’implication qu’ils y mettent est très différente de la veille. Je sens qu’ils essaient de se débarrasser de moi en refilant la patate chaude, le Frenchy en galère, à un autre prestataire.
Avec un frêle espoir, nous partons en direction du nouveau sauveur putatif. Durant le trajet Thaba à qui je demande ce qu’il va devenir à partir de mardi, m’explique qu’il va monter son propre garage et atelier de réparation automobile. Encore un entrepreneur en devenir. Sans doute est-ce l’avenir de l’Afrique… Enfin, je l’espère, car les autres pistes sont plutôt décourageantes au vu de ce que je constate dans chaque pays que je traverse !
C’est avec un certain dépit que je me retrouve devant ce qui devait être la solution miracle de Land Rover, le fameux spécialiste des démarreurs, la société Taurus, la même où Édouard m’a conduit la veille au soir. Comme l’on disait dans le monde des flippers quand j’étais jeune : Same player, shoot again !
Après une courte conversation, nous parvenons à la conclusion suivante : ils peuvent démonter le démarreur, mais ils ne sont pas sûrs d’avoir les pièces de rechange qu’ils jugeraient endommagées, et ne sont pas certains qu’il fonctionne après remontage. Ils me proposent de commander le démarreur directement chez Land Rover en Afrique du Sud, puis d’effectuer la réparation après réception, ce qui signifie avec mon expérience : une semaine de glandouille à Francistown, donc perte de temps et d’argent pour une solution peu satisfaisante.
La solution alternative, la seule qui me parait censée, est de remonter à bord de ma voiture dont le moteur continue de tourner, de peur qu’il ne démarre plus jamais, de ramener Thaba chez Land Rover, puis de mettre les voiles directement vers Gaborone, la Capitale, située à de plus de cinq heures trente de route, sans jamais m’arrêter, afin de trouver un hôtel prés de chez Land rover, car demain c’est dimanche…
C’est ainsi que je me retrouve sur la route principale, musique à fond et vitres ouvertes pour ne pas m’endormir au volant après une mauvaise nuit. J’éteins le GPS qui m’indique que j’ai 430 km à accomplir en parfaite ligne droite avant de tourner à droite. Cela revient à faire taire son copilote qui ne cesse de parler pour ne rien dire. Je préfère le silence ou laisser vagabonder mes pensées sur un fond musical. A un moment, la route traverse de vastes espaces de forêts composées d’arbres pas très hauts, mais de couleurs automnales absolument incroyable. Durant une heure, je fends la bise à 100 km maximum, à travers un immense et sublime tableau de verdure composé de notes orangées, brunes, jaunes foncées, verts profonds et beiges, chaque arbre ayant sa couleur et sa propre tonalité, jouant sa partition dans une sorte d’opposition vibrante et harmonieuse des différentes essences. J’hésite à m’arrêter, cherchant un relief duquel je pourrais avoir un point de vue et prendre une photo de ce patchwork de couleurs, afin d’immortaliser toute l’étendue et la magie de ce spectacle. La beauté de ce paysage, succédant à d’infinies zones désertiques, a réussi à me tirer pour de longues minutes de mes pensées engluées dans un Pan de soucis. L’émerveillement a gommé efficacement les vicissitudes des dernières heures.
Je m’arrête dans une station à Mahalapye pour refaire le plein de la voiture en prévenant le pompiste que je ne peux éteindre le moteur car mon démarreur est en souffrance. Je reprends la route et me fais arrêter par la police quelques kilomètres plus loin pour excès de vitesse, dans une zone qui était subitement limitée à 60 km/h. Ils sont de l’autre côté de la route et contrôlent les rares voitures circulant sur ma file. Perdu dans mes pensées, j’avoue ne pas y avoir prêté attention et ne les ai remarqués que lorsqu’ils me font des appels de phares, comme pour me faire de gros yeux. Je fais demi-tour et vais me garer devant la voiture de police, sans couper le moteur. Devant ma mine déconfite, mes explications vaseuses quant à l’état de santé de mon moteur, mon besoin impérieux de rejoindre Gaborone au plus tôt pour trouver un mécanicien encore ouvert et devant mes plates excuses sur le fait que j’ai conscience d’avoir roulé un peu vite dans une zone limitée, ils me laissent filer en se contentant d’un « Drive safe ! ».
Je m’en sors bien car la police du Botswana est plutôt stricte sur les principes et le respect des règles. Je l’ai appris à mes dépens lors de mon arrivée à Kasane, après avoir franchi la frontière zambienne. J’ai écopé d’une amende de 300 pulas en guise de bienvenue, soit 26€ pour non-port de la ceinture de sécurité.
J’arrive à Gaborone vers 17h. Ayant réservé à la va-vite une chambre sur Booking dans l’hôtel le moins cher et le plus près du concessionnaire Land Rover, je débarque dans un quartier pour le moins populaire et très animé en ce samedi après-midi. Je n’apprendrai que plus tard que le quartier où se situe le WhiteCity Inn est l’un des plus malfamé de Gaborone. De blanc, il n’y a que moi et une partie du nom de ce petit hôtel dont le parking est protégé, un peu comme à Johannesburg, par une imposante clôture surmontée de barbelés dissuasifs et dont la porte d’entrée est une barrière coulissante électrifiée. Le ton est donné. L’impression de pénétrer dans un camp retranché aurait dû me mettre la puce à l’oreille, mais j’avoue que j’étais épuisé par les péripéties des dernières 48h, je ne rêvais que d’un bon repas, d’une bière fraîche et d’une sieste de trente minutes.
Il ne fallut que quelques minutes pour que je me demande ce que je faisais là. Les portes des chambres s’ouvrent, comme dans tout hôtel qui se veut moderne, à l’aide d’une carte électronique. Mais après avoir déposé mes bagages et constaté qu’on avait oublié de me fournir une carte, la jeune fille au regard un éteint et au sourire évanoui depuis toujours qui s’occupe de la réception m’explique qu’il n’y a qu’une seule carte dans l’hôtel et que je dois la solliciter à chaque fois que je veux rentrer dans ma chambre. L’homme épris de liberté absolue qui sommeille en moi ne rêve à cet instant que de prendre ses clics et de lui mettre des claques. Première que je vois cela… Mais je m’adapte. Pas le courage de partir en quête d’un autre lieu. C’est seulement en attendant lundi matin et des nouvelles du Docteur Land Rover quant à la possibilité de réparer rapidement ma monture.
Si les chambres sont correctes, la literie confortable, la salle de bain très propre et le wifi, l’un des meilleurs que j’ai croisé dans les dizaines de lieux dans lesquels j’ai séjourné en Afrique, il faut que je prenne sur moi pour me convaincre de rester jusqu’à lundi dans cet hôtel pénitencier. En effet, toutes les chambres sans exception ont une fenêtre aveugle donnant sur un mur mitoyen qui obscurcit la chambre et empêche tout bonnement la lumière du jour de pénétrer dans la l’unique pièce. C’est parfait lorsqu’on arrive à 22h et qu’on ne cherche qu’à échouer sa carcasse et à glisser dans un profond sommeil. Mais l’idée de passer mon dimanche, sans doute ensoleillé, dans une chambre où il faut allumer l’unique plafonnier diffusant une lumière aussi glauque qu’une paire de néons bodybuildés par la fée électrique pour y voir quelque chose, me donne instantanément l’envie de prendre un tube de barbituriques et d’aller m’acheter une bouteille de mauvais whisky dans le Liquor Store qui jouxte le Whitecity Inn où finalement tout est sombre, en commençant par mon humeur.
Étant affamé, je sors faire le tour du quartier qui fourmille de bars et restaurants sans prétention, dans lesquels des bandes de jeunes et une population très majoritairement masculine picolent, s’esclaffent, se saoulent en enquillant les bouteilles de bière de 50 cl, sur fond de chansons inaudibles tant les enceintes son poussées à l’extrémité de leur capacité technique quant à la restitution du son préconisée par le fabricant. Alors, dans cette atmosphère uniformément black, on observe avec curiosité ce blanc-bec incongru, plus très jeune, qui dépareille dans ce décor familier et si authentiquement africain, venant engloutir une assiette de riz, de poulet et de chou cuit. Tout le quartier raisonne d’un vacarme de musiques dissonantes, chaque bar se faisant concurrence en termes de bruit, comme si ici, le niveau de décibels pronostiquait la fréquentation de l’établissement et les recettes de la soirée. Je m’arrêtai un instant à la Liquor Store du coin, bien décidé à m’acheter une bouteille de vin pour m’aider à passer cette nuit qui s’annonce difficile, dans mon quartier de haute sécurité. Autre lieu, autre ambiance. Je débarque au milieu de la conversation joyeuse de quelques habitants du quartier, tous autour de la soixantaine d’années. Nous commençons à discuter et la patronne me demande d’où je suis. Je lui réponds que je suis français, tout en précisant que je viens d’un petit village qui s’appelle … Paris. Tous s’esclaffent et les expressions françaises commencent à fuser « Bonjour », « Bon appêtit », « Parlez-vous français », « Vous allez bien ? » et, à ma grande surprise « Nicolas Sarkozy ».
La plus vieille dame qui, lorsqu’elle rit, dévoile une dentition fascinante pour un étudiant en odontologie, me dit qu’elle a appris le français quand elle était petite au Botswana et que son rêve le plus cher est de voir un jour la tour Eiffel, mot qu’elle prononce en s’attardant sur la dernière syllabe, avec au fond du regard les étoiles d’une jeune fille de treize ans. Je lui confirme que c’est un magnifique monument qui fait la splendeur de Paris mais qui devait être détruit après l’Exposition Universelle et qui fit scandale à l’époque, en lui précisant que j’ai un cadeau pour elle et que je reviens dans dix minutes.
Chose promise, chose due. Après avoir farfouiller dans les recoins de ma voiture, je suis de retour dans la boutique et me dirige directement vers la vieille dame au regard pétillant et à la dentition en folie. Je lui demande de me faire confiance, de fermer les yeux, d’ouvrir sa main et de faire un vœu. Elle s’exécute, un peu hésitante. Pendant qu’elle s’adresse à l’Univers, je glisse un objet dans le creux de sa main et la referme.
Lorsqu’elle ouvre ses paupières et sa main gauche, elle découvre un porte-clés au bout duquel pend une petite Tour Eiffel dorée, incarnation miniature de son rêve. Je lui dis de suspendre toutes ses clés à cet objet et qu’il lui portera chance un jour, lui offrant l’accès à Paris et lui permettant de découvrir la tour Eifffffeeeeellllll !
Évidemment, j’en offris également une à la patronne de la petit Liquor Shop pour qu’elle ne soit pas en reste. Ce petit objet hautement symbolique et particulièrement bon marché faisait toujours le même effet quand je l’offrais. A chaque fois que cela se produisait, j’avais bien conscience qu’il était l’illustration parfaite de la mondialisation et le symbole de l’aberration de notre époque. J’avais acheté avant de partir une trentaine de mini tours Eiffel, couleur or jaune ou rose, à un pauvre africain sans papier après en avoir âprement négocié leur prix. Cet objet qui symbolisait la France était fabriqué dans des ateliers à bas coûts au fin fond de la Chine, exporté en Métropole pour être vendu par des Nigériens ou Congolais, sous la véritable Tour d’Eiffel, à des touristes du monde entier, et en particulier, à un gaulois voyageur qui allait les disséminer dans tous les pays africains. Je ne veux pas connaître le coût écologique d’un tel présent !
Toujours est-il qu’à cet instant, dans une enclave soi-disant malfamée de Gaborone, une antenne officieuse de l’Ambassade de France venait d’être spontanément créée, plus joviale et fraternelle que le siège diplomatique officielle qui doit occuper un pâté de maison dans les beaux quartiers de la Capitale. Il suffisait pour cela, de la rencontre sincère de quelques humains tolérants et curieux de la culture des autres, attirés par d’autres pays, d’autres langues mais unis par un même humour et ce goût commun du partage.
Je rentre ensuite me terrer à l’hôtel, pour y passer une soirée compliquée.
Venant d’apprendre l’annulation des vols Air France, je parcours quelques articles de journaux qui évoquent l’apparition du nouveau variant Omicron, de son petit nom B.1.1.529, qui semble plus vivace et agressif que ses cousins mais dont on ignore encore tout.
Je prends connaissance des décisions des pays occidentaux de mettre au ban les quelques pays d’Afrique australe qui sont mon terrain de jeu, de fermer les frontières à tous les voyageurs, manifestant une sur-réaction intempestive de l’Europe et des États-Unis et attestant la panique sanitaire dans laquelle nous sommes rentrés à l’échelle planétaire.
Un voile de lassitude s’abat peu à peu sur moi, au fond de cette chambre-cellule où j’essaie vaguement de faire brûler deux bougies anti-moustiques, dans l’espoir de diffuser une lumière douce, bougies que je suis allé chercher dans la voiture mais qui finissent par dégager une odeur repoussante également pour les écrivains-voyageurs au nom d’oiseau.
Lassitude ce soir de cette vie nomade qui me contraint au mouvement perpétuel, butinant des campings, des chambres improbables ou des logements chez l’habitant, précisément les soirs où je n’ai envie de parler à personne.
Lassitude ce soir de cette vie où il faut composer en permanence entre solitude prolongée, mutisme contraint, rencontres sans lendemain, route interminable, improvisation permanente et devoir d’écriture.
Lassitude ce soir de ces problèmes mécaniques incessants qui grignotent inutilement mon temps et dévorent mon budget.
Lassitude ce soir à l’idée de ne pas voir mon amie Lolo, de ne pas voyager avec Véronique, de ne pas revoir mon fiston, parce des hommes apeurés et irrationnels prennent des mesures absurdes et musèlent la liberté de millions de leurs concitoyens. S’ils pensent que la meilleure manière de ne pas mourir est de nous empêcher de vivre, ils se trompent lourdement et ne méritent pas de diriger des peuples.
Lassitude enfin de penser que je ne recevrai finalement jamais de réponse à ma procédure d’appel, que j’ai déclenchée avec le renfort de l’Ambassade de France, dans l’espoir de mettre un terme à mon bannissement d’Afrique du Sud pendant un an. En cette période de pandémie de peur où chacun se replie derrière les barbelés de ses frontières et de ses peurs électrifiées, il y a peu de chance qu’un fonctionnaire sud-africain m’autorise à revenir comme prévu à Cape Town pour revendre mon land Rover. Je suis l’Autre, l’étranger, le nomade impénitent en ces temps résolument casaniers, le porteur potentiel de virus, une source de problèmes sanitaires dans un monde rêvant de solutions simplistes et de sécurité sanitaires.
La fatigue s’additionne et s’insinue au milieu de toutes ces lassitudes et me conduit précisément ce soir à m’interroger sur le sens d’une telle vie. Les gens qui me lisent et me suivent parfois s’imaginent que je suis en voyage. Mais ce n’est pas le cas. Le voyage c’est avoir un chez soi, décider un jour de le quitter pour partir, durant un temps déterminé, découvrir l’ailleurs, avec une dose d’aventure, d’imprévu, d’évènements plus ou moins programmée, mais c’est surtout la possibilité de revenir. Dans le voyage, il y a un départ, un déplacement et un retour.
Ce n’est nullement mon cas. Je n’ai plus de chez moi. Je demeure dans l’instant présent. Je ne possède plus de lieu ou d’objet qui me réconfortent sur ce que je suis. Je n’ai plus de ville, de quartier ou de rue où accrocher mes repères, où faire éclore des habitudes, ces petits gestes quotidiens qui rassurent. Je n’ai plus d’espace connu où l’on me reconnaît, où je salue des connaissances, échange quelques mots réconfortants avec le voisinage, ou des sourires avec des visages qui me sont familiers.
Tel un nomade des temps anciens, je n’ai pas de lopin de terre, de carré de verdure, de jardin verdoyant ou de triste deux pièces-cuisine dont je puisse dire « voilà ma tanière, ce lieu de réconfort dans lequel je trouve refuge et réconfort quand les heures deviennent grises, quand un besoin de tendresse humaine ou de connivence légitime se fait sentir ».
Non, j’habite là où le destin me pose, ou ma liberté effrénée me mène, souvent par le bout du nez. Il ne s’agit pas de voyage, ni d’une parenthèse insouciante aux quatre coins du monde. C’est une vie de bitume et de poussière, d’une insondable solitude, sans retour possible dans une vie que j’ai aimée, répudiée et définitivement refermée, comme un livre que j’aurais écrit durant cinquante ans, patiemment, passionnément mais inconsciemment.
J’ai décidé de ranger ces cinquante années d’existence sur l’étagère poussiéreuse réservée aux souvenirs et de me lancer corps et âme dans la réinvention de mon existence, qui ne pourra grandir et fleurir que sur un terreau de vérité, sur la sensation quotidiennement éprouvée que je suis dans le juste, dans le vrai, dans l’intense, au plus près des battements de mon cœur. J’arrive bientôt à la croisée des chemins, là où se prennent les grandes décisions qui façonnent une existence, et cela n’arrive pas tous les jours.
La somme de ces lassitudes d’un soir est assombrie par la tempête et les bourrasques qui finissent par remplacer, au cœur de la nuit, le vacarme puéril et insouciant des hommes. Qu’est-ce que je fais là ? Où me mène ce chemin et cette vie entamés il y a plus de trois ans ?
Quel est le sens d’une telle quête ? Comment puis-je désormais être utile au mieux avec ce que je sais et ce que je suis ? Dans quel pays vais-je jeter les amarres et écrire la suite de cette existence trépidante que j’ai tant aimée ? Tant de questions me taraudent ce soir dans mon hôtel-prison dans lequel j’ai enfermé, contraint et pour deux nuits, ma liberté, mon essence, ma substance, mon âme…
Ce soir, alors que j’écris ces quelques lignes dans la pénombre d’une chambre du bout du monde, dans l’espoir de retrouver un lumineux faisceau de lucidité, je noie ces quelques gouttes de désespoir, de doute, de mélancolie dans l’océan immense de joie, de volonté et de vie qui m’attend et dont je suis l’inlassable artisan depuis plus de cinquante.
And the show must go on…















J’aime bien la métaphore du démarreur usé, fatigué, grippé. M’est avis que le temps du reset n’est pas loin….. Changement de pièces ou changement de pièce, de cap? Ce qui est formidable dans ce voyage, c’est le chemin que tu auras accompli pour aller jusqu’au bout de toi. La symbolique de la pièce murée comme symbole d’une impasse, hum. Affectueusement! Francis
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» Plus on sait, plus on doute. » Pie II (…il n’y a pas de hasard…:-)
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Une chose est désormais certaine : un écrivain est né.
Par la grâce d’un démarreur récalcitrant, d’une chambre sans horizon, d’une immense solitude ou de frontières fermées. Qu’importe.
Ce chemin est le tien.
Alors continue cette route. Regarde, écoute, ressens, partage et écris.
Car tes mots donnent du sens à nos vies. Et c’est un cadeau que très peu savent donner.
Alors merci.
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Merci 🙏. Juste une question: qui est derrière ce pseudo « quelqu’un »?! Et qui semble me connaître;-)
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Ton ami insulaire, où ton repos t’attend quand tu seras arrivé au bout de ton Land. Over.
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C’est l’Odyssée de Pie.
Passionnant récit. Courage, on attend la suite avec impatience.
Amicalement
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Joli;-) comment n’y avais je pas pensé avant…
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Je te cède les droits 😉
Frédéric LD
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Un écrivain est né, ne lâche rien la grandeur de ton aventure est le terreau de ton récit.
L’Aventure continue
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oups je ne voulais pas apparetre en anonyme
Pierre Campoy
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Excessivement touchée par tes déboires et questionnements. Ce monde est dingue. 2 ans de propagande et communication d’état pour en arriver au point de départ. Cela craque de toute part et probablement nous méritons ce qui nous arrive. Trop peu d’amour, de compassion,de solidarité , d’humanité . Ce que tu continues malgré tout à rencontrer à l’autre bout du monde ! Accroche toi à ces sourires, à ces rencontres qui t’élèvent et donnent du sens à ta quête . Je t’embrasse cher Fred et quoi que tu fasses ce sera le bon choix !
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Merci pour ce mots scintillants, pleins de justesse, de tendresse. Bacio mile. Tout va bien, juste une baisse de régime, une petite surchauffe… bientôt le Kalahari:-)
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Ben mon colon… Tu sais que nous avons une chambre d’AMI et du bon vin !
Gros bisous
Marine
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