Aux deux extrémités de l’humain

Ce 16 juillet marque mon départ pour le Lesotho, une date symbolique puisque je viens de passer exactement cent jours en Afrique. Quarante-neuf jours de voyage à Dakar et au Sénégal pour m’acclimater à l’Afrique et étudier la faisabilité de mon tour de ce continent en voiture, du Sénégal à l’Éthiopie en passant par le Cap de Bonne Espérance, ainsi que les conditions dans lesquelles ce voyage pourrait se faire.  

Après avoir jeté l’éponge de mon périple en Afrique de l’Ouest, confronté à une multitude de difficultés matérielles et d’impossibilités exposées dans une précédente chronique, j’ai débarqué le 28 mai en Afrique du Sud où je viens de passer cinquante et un jours de pur bonheur, essentiellement à Johannesburg. J’y ai été accueilli et hébergé comme j’ai rarement eu l’occasion de l’être auparavant, par le cousin d’une amie parisienne et sa pétillante femme, qui vivent depuis une vingtaine d’années dans le pays et ont développé une florissante affaire dans le tourisme, jusque ce que l’activité soit laminée, après dix-huit mois de crise sanitaire, de l’effondrement consécutif de l’activité touristique mondiale, qui plus est dans un pays qui peut se targuer d’avoir un mutant à son nom, baptisé sans équivoque possible : le variant sud-africain ! Force est de constater que ça n’attire guère les clients potentiels…

Depuis trois ans que je voyage, je fus souvent accueilli par des contacts ou amis d’amis qui me reçurent avec gentillesse et amabilité. Ils me dispensèrent des conseils sur les prochaines étapes de mon voyage, me parlèrent de leur vie sur place et nous partagions toujours quelques verres ou repas avant que je reprenne ma vie de nomade en solitaire. 

Mais là, ce fut différent. André et Aline sont devenus presque immédiatement de véritables amis et nous avons tissé au fil des jours une réelle connivence, sans doute aidée par notre fibre entrepreneuriale commune et quelques mauvaises blagues dont nous égrenions nos journées pour nous prouver que l’on avait de l’humour en ces temps difficiles. Toujours est-il que ce furent pratiquement deux mois passés à nous fendre la pipe, à échanger sur tous les sujets possibles, même les plus inavouables, à nous découvrir, avec l’aide inspirante et épicurienne de quelques bouteilles qui ne survécurent pas aux premières étincelles de l’amitié, tout en travaillant ardemment sur mon voyage en Afrique australe.

Une fois plus, j’étais l’homme le plus chanceux du monde. L’ami André avait développé en une vingtaine d’années l’un des tour-operators leaders en Afrique du Sud et accueillait au travers de ses différentes marques et sociétés, plusieurs milliers de touristes par an, du voyage de masse pour comité d’entreprise aux safaris sur mesure et ultra exclusif, et ce dans toute l’Afrique australe, mon nouveau territoire de jeu ! Je ne pouvais mieux tomber…

Cinquante et un jours de complicité, à profiter de leur générosité sans égale, à définir les contours du périple qui m’attendait, en bénéficiant de l’aide et des conseils d’un véritable pro, à étudier le marché automobile local, pour trouver la meilleure opportunité et le meilleur véhicule possible compte tenu des spécificités de mon type de voyage : en solitaire, en 4×4, dans une multitude de pays, principalement de la piste ou des chemins infréquentables, en totale autonomie et en pleine nature quand cela serait nécessaire et avec un budget extrêmement raisonnable. Ce cahier des charges réduisait les options et imposait une certaine créativité. 

Cinquante et jours pour écumer ensemble les annonces et tous les concessionnaires de Johannesburg et de la région pour trouver la perle rare. Une fois l’achat de mon Land Rover effectué, un nombre non négligeable de ces cinquante et un jours fut consacré à l’équipement, la révision, les réparations préventives de mon nouveau Defender 90 ainsi qu’à la formation de son pilote exclusif qui cumulait trente-huit années de conduite et des dizaines de milliers de kilomètres parcourus sur des routes parfaitement bitumées, mais aucune expérience en conditions extrêmes ou en mesure d’affronter les pépins dont le continent africain a le secret.

Et me voilà donc ce matin du 16 juillet à tourner une nouvelle page de ma vie vagabonde, à reprendre la route, fin prêt à affronter les quinze ou vingt mille kilomètres qui s’ouvrent à moi et qui prennent le nom de véritables poèmes pour l’écrivain-voyageur en quête d’inspiration, que la plume démange à nouveau sérieusement : Lesotho, Mozambique, Zimbabwe, Malawi, Zambie, Botswana et Namibie, sans compter un retour en Afrique du Sud et vers ses multiples régions pour que la boucle soit parfaitement bouclée. Depuis ma plus tendre enfance, le nom des pays et de certaines villes du monde m’ont toujours fait rêver et inspiré. Leur simple évocation, leur prononciation convoquent tout un imaginaire où l’histoire et la géographie font alliance, et nous expulsent de notre petite vie, de notre quotidien pour nous plonger dans des promesses d’aventure et de lointain.

Sur le coup des dix heures, je laissai donc les clés du charmant appartement dans lequel j’étais hébergé gracieusement depuis presque deux mois et quittai Johannesburg avec l’envie d’en découdre et de retrouver l’Afrique véritable. 

Le Land Rover semblait aussi excité que moi et son moteur de 120 chevaux ronronnait comme un vieux matou qui retrouverait la liberté dont il était privé depuis trop longtemps et qui savait qu’il allait bientôt revoir ses cousins sauvages, les lions du Kruger, avec lesquels il allait avoir de longues conversations lors de mémorables bivouacs dans la savane étoilée.

Dès les premiers kilomètres, je pris conscience que la tenue de route de mon véhicule tenait plus du camion que d’une voiture, et qu’il allait falloir redoubler de prudence en raison du poids et de la hauteur de l’engin. En terme de poids, le 4×4 était rempli à ras bord (une grande caisse pleine d’outils, d’accessoires automobiles et de pièces de rechanges, une autre renfermant tous les ustensiles de cuisine pour survivre en plein air et une bonne cargaison de nourriture pour les jours à venir dans les montagnes du Lesotho, une dernière caisse emplie de tout le nécessaire pour dormir dans la tente arrimée sur le toit du véhicule, c’est-à-dire duvets, draps, oreillers, serviettes, nécessaire de toilette, trousse à pharmacie et toutes les bricoles qui trainaient et qu’il fallait bien ranger quelque part. Enfin, le reste de l’espace était occupé par une glacière réfrigérée pour stocker la nourriture du jour ou les plats que j’achèterai sur le parcours, ainsi que mon sac de voyage contenant tous mes vêtements). Quant à la hauteur de ma nouvelle roulotte, si elle en imposait à première vue, elle élevait considérablement le centre de gravité, notamment avec la galerie surélevée, supportant la tente et quatre jerricans solidement amarrés et gorgés d’essence, si bien que ses deux mètres de hauteur naturelle étaient désormais passés à deux mètres quatre-vingts, m’interdisant par exemple d’entrée dans la plupart des parkings de ville ou de centres commerciaux. On a les servitudes qu’on mérite et il faut donc s’y adapter…

J’abandonnais donc derrière moi cette ville étonnante et malfamée. Cette cité où toutes les habitations sont entourées de hauts murs, de barbelés électrifiés pour assurer la sécurité relative des résidents, quand ceux-ci ne trouvent pas directement refuge dans des résidences, les Estates, hautement sécurisées, où l’accès ultra-contrôlé ne peut se faire que par une seule entrée, après avoir montré patte blanche à un poste de contrôle plus que tatillon (code d’accès fourni par les résidents au préalable, ce qui tue toute envie de visite inopinée ou de surprise, permis de conduire à fournir, scan de la vignette apposée sur le pare-brise du véhicule.) C’est Fort Knox pour pénétrer dans ces résidences sous bonne garde, où patrouillent jour et nuit des vigiles dont l’amabilité n’est visiblement pas la qualité première. Et c’est un peu Alcatraz pour en sortir car mieux vaut ne pas avoir égaré le numéro du code d’accès avec lequel on est entré, sinon on s’expose à d’interminables explications avec les gardiens dont l’autre défaut congénital – à croire que c’est critère de recrutement – est le manque d’empathie ou de toute mansuétude à l’égard de l’étourdi !

« Montrer patte blanche » est une expression particulièrement malheureuse dans ce pays encore empreint d’un racisme palpable et où le communautarisme est la règle. Ici les couples mixtes sont extrêmement rares et on ne se mélange apparemment guère entre communautés ou milieu social).

J’abandonnais ainsi cette ville protéiforme où l’immobilier est prospère malgré les ravages de la crise économique, où les lointaines banlieues sont déjà préemptées, loties et n’attendent plus que le feu vert de promoteurs affairés et où les résidences sécurisées poussent partout comme des champignons. Le rêve d’accession à la propriété semble une des caractéristiques de ce bout d’Afrique florissant, pour une classe moyenne bien réelle, proposant aux futurs propriétaires un peu moins de liberté mais une vie de confort assurée, une sécurité garantie et quelques espaces verts au cœur de la résidence pour faire oublier que tout le monde bénéficie du même appartement cage-à-poule devant lequel chacun pourra parquer une rutilante voiture de luxe, achetée à coup de crédit à taux plein. Il faut bien reconnaître que le parc automobile n’a rien à envier à ce que nous connaissons en Europe. La proportion de voitures haut de gamme, inutilement surpuissantes pour des voies express limitées à 120 km/h, ostensiblement énergivores et à contretemps des tendances écologiques actuelles est impressionnante. L’Afrique du Sud est le pays le plus riche du continent et à toutes les apparences d’un pays développé (Les malls et centre commerciaux, temples modernes de l’hyper-consommation y sont surnuméraires et semblent accaparer l’essentiel de la vie des gens), mais un pays développé dans lequel une grande partie de sa population n’est pas invitée au banquet de la croissance et vit dans une pauvreté sans nom. 

J’abandonnai aussi derrière moi les centaines de townships dans lesquels pullulent des milliers d’êtres humains livrés à eux-mêmes, sans eau courante, sans électricité ni autre chauffage que des feux de bois ou des réchauds à gaz pour les plus chanceux. Ces townships comme l’iconique quartier de Soweto dans lesquels se côtoient des habitations en dur et de véritables bidonvilles, dédales de tôle ondulées, de baraquements d’une seule pièce sur terre battue et d’immondices stockés, faute de mieux, aux portes de ce qui tient lieu d’habitation. Plus que nulle part ailleurs, l’Afrique du Sud est un pays à deux vitesses où le luxe jalonnent la déchéance et l’extrême misère, où une large minorité revendique l’accession à un mode de vie typique des pays anglo-saxons les plus avancés, mais où une franche majoritaire des habitants est condamnée durablement au royaume de la débrouille et à des conditions de vie bien moins enviables que leurs cousins africains, restés dans les campagnes et habitués depuis des siècles à une pauvreté agraire, mais où la solidarité et l’esprit de clan n’ont pas encore été broyés par l’insensible mécanique urbaine. Plus de 55% de la population vivraient sous le seuil de pauvreté, c’est-à-dire avec moins de 40€ par mois.

J’abandonnais enfin ces grandes artères qui sillonnent et définissent l’espace urbain et où se joue à chaque intersection et à chaque feu rouge une sorte de cour des miracles en plein air. Ce qui frappe à Johannesburg, tant cela est systématique, c’est la sollicitation permanente de mendiants ou de gens miséreux qui tentent de gagner quelques menues monnaies pour assurer leur survie quotidienne. J’ignore quelle est la règle tacite qui répartit ce peuple de nécessiteux à chaque carrefour, chacun semblant occuper un pré carré bien défini et on retrouve chaque jour les mêmes visages, les mêmes numéros artistiques afin de décrocher une obole pour l’effort dépensé à défaut d’un talent démontré. Chacun s’ingénie à trouver son créneau pour déclencher la compassion chez l’automobiliste blasé tant cette mendicité est systématique et pesante. 

A chaque croisement, son artiste ou son vendeur ambulant, quand ce n’est pas tout simplement un mendiant crasseux dépourvu de courage ou d’imagination qui se contente de tendre la main, comme à peu près partout dans chaque grande ville africaine. 

Johannesburg est la plus grande scène de spectacle du monde à l’air libre. Je ne compte plus les acrobates, les jongleurs, les groupes de danse qui s’échinent sur la chaussée, le temps d’un feu rouge et sollicitent la bonté des premiers conducteurs, dans l’espoir qu’une vitre compatissante se baisse et qu’une main argentée se tende généreusement. Dans ces cas-là, il ne faut pas séparer l’homme de l’artiste, comme on le fait désormais en occident, car si le numéro rejoué inlassablement, durant toute une journée, avant qu’à chaque fois le feu passe au vert, donne quelques résultats en pièces sonnantes et trébuchantes, c’est bien l’artiste qui nourrit son homme !

Et quand la dimension artistique fait défaut, ce sont des hommes sandwichs qui haranguent les premières voitures de la file, habillés aux couleurs d’une marque et vantant les services d’une entreprise en proposant ses dépliants publicitaires. Au feu d’après, ce sont des vendeurs ambulants proposant des boissons, des écussons autocollant de marques automobiles, des accessoires de téléphonie, des masques antiviraux, des produits de confiserie pour une population accroc au sucre. Un peu plus loin, des SDF se contentent d’afficher des slogans écrits à la main sur des bouts de cartons sales, avec plus ou moins d’imagination pour déclencher la pitié du lecteur. Une vieille femme sur le bas-côté de la route, qui n’a visiblement plus la force de se déplacer, s’est contentée d’écrire « Smile », quand de l’autre côté du carrefour, un jeune accroupi brandit son écriteau sur lequel est inscrit au marqueur « Sharing is caring ».

En période de coupures d’électricité, très fréquente l’hiver, de nombreux feux de circulation ne fonctionnent plus et ce qui aurait pu être un véritable chaos se règle harmonieusement et avec civilité. On passe à tour de rôle. Ce phénomène est assez étonnant et ne manque pas de surprendre le voyageur étranger, car l’Afrique du Sud est incapable de fournir assez d’électricité pour couvrir l’ensemble des besoins de sa population, alors elle a inventé le Load Shedding, des délestages ou encore des coupures programmées, plusieurs fois dans la journée, durant des périodes de deux ou trois heures, qu’il faut anticiper pour s’y préparer ou organiser ses activités en fonction de ces suspensions d’énergie. Ce phénomène a fait exploser durant les dernières années la vente de générateurs électriques ou tous moyens alternatifs produisant de l’électricité pour que les gens puissent continuer à avoir une vie à peu près normale. C’est précisément durant ces périodes de load shedding, que d’autres nécessiteux s’emparent de la chaussée et s’improvisent agents de la circulation, réglant le trafic et faisant passer les files, les unes après les autres, avec une relative efficacité. N’ayant jamais vu quelqu’un s’arrêter en plein milieu d’un carrefour pour leur donner une pièce, alors qu’il était sommé de se dépêcher de circuler, je me demande toujours comment ces énergiques jeunes gens, dont l’activité est parfaitement illégale, parviennent à gagner leur pitance.

Enfin, dernière activité notable et utile, issue de cette cour des miracles : les recycleurs improvisés. Ils font le pied de grue au feu rouge, ils sont innombrables et agitent leur sac poubelle en proposant à l’automobiliste de leur donner tout ce qu’il veut jeter. Ils récupèrent les déchets et iront les revendre à un prix de misère à des organismes chargés de la collecte des ordures et de leur retraitement. Bien sûr, ils ne manquent pas de tendre la main et de solliciter aussi une petite pièce en supplément, car une vitre d’automobile qui se baisse, dans cette ville où il est recommandé de conduire portières verrouillées et vitres fermées, c’est une opportunité de dialogue, de regard direct, d’une étincelle d’humanité dont il faut savoir profiter.

Voilà tout ce que je laissais cette fois-ci derrière moi.  Des jours de bonheur infini et de vive camaraderie au milieu d’un océan de misère et de faux-semblants. 

Le Land Rover, bien calé sur sa sixième vitesse à 120 km/h et 2500 tours/minute, filait droit vers le Sud, en direction du Lesotho que je rejoindrais au terme de 9h de voyage et de quelques péripéties après le passage de la frontière qui se fit sans encombre, en vingt minutes chrono ! Mais cela est une autre histoire… Qui vivra, verra !

Et pour finir cette trop bavarde chronique sud-africaine en demandant à un grand auteur de bien vouloir conclure, avec ses mots inégalés, ce dont j’ai tenté de rendre compte, seuls les mots de Joseph Kessel s’imposent à moi, lui qui a tant écrit sur l’Afrique que je vais parcourir :

« Il est sur terre deux races d’homme. 

La première (d’un nombre étouffant) se contente d’assouvir les besoins élémentaires de l’existence. Les préoccupations matérielles, les soucis familiaux bornent son champ. L’amour, parfois, y projette son ombre, mais strictement égoïste et ramené à l’échelle du reste. 

L’autre race, quoique soumise au joug de la faim, du plaisir charnel et de la tendresse porte plus haut et plus loin son ambition. Pour s’épanouir et simplement pour respirer, elle a besoin d’un climat plus beau, plus pur et spirituel… 

La pauvreté de l’homme la blesse, la désespère. L’inaccessible seul l’attire comme le rachat et la victoire sur l’humaine condition ». 

Publié par

Entrepreneur, écrivain et globe-trotter. L'homme le plus léger, le plus libre et le plus heureux du monde;-)

2 commentaires sur « Aux deux extrémités de l’humain »

Laisser un commentaire