S’emmurer ou sans muret ?

Souhaitant aller me poser quelques jours sur les rives du lac Tanganyika, je m’arrêtai pour une nuit à Kasama, simple ville-étape vers le nord de la Zambie où se situait le second plus grand lac d’Afrique, l’objet principal de mon périple vers la frontière tanzanienne. 

On m’avait recommandé de m’arrêter au Thorn Tree Lodge, un petit guest-house sympathique et sans prétention, dont les quelques chambres donnaient sur un agréable jardin dépourvu de fioriture, juste revêtu d’une grande étendue d’herbe copieusement arrosée, encadrée par une impressionnante muraille de vénérables bambous. 

C’est ici que je fis la rencontre de quelques compagnons routards dont les 4×4 encombraient le minuscule parking. On aurait dit un show-room poussiéreux organiser conjointement par les marques Toyota et Land-Rover. En arrivant en fin d’après-midi, fatigué de mes six heures de routes, je glissai mon Defender dans la seule place qui restait et saluai ceux qui allaient devenir mes futurs complices, tous occupés à régler sur leur destrier de métal les quelques problèmes mécaniques qui ne manquent pas de surgir après des jours passer à encaisser les éprouvants kilomètres de tôle ondulée ou à subir les innombrables nids de poules constellant la chaussée de routes qui se disent Nationales.  

Le premier qui vint m’adresser la parole, fut Hermann. Alors que la nuit tombait et que j’avais maille à partir avec une chronique, je passais mon temps à écrire puis à effacer des phrases, comme un voyageur égaré dans le blizzard de son manque d’inspiration, hésitant sur le chemin à prendre, sur les mots les plus adéquats pour exprimer sa pensée avec clarté, avançant laborieusement et revenant fréquemment sur ses pas avec la certitude d’avancer dans une mauvaise direction. C’est donc en ces instants de déroute littéraire qu’Hermann Twerdy vint me parler en me demandant s’il me dérangeait et si je voulais faire un brin de causette. Hermann était sympathique en diable, vif et particulièrement disert. Physiquement taillé dans un bloc de marbre qui aurait dissuadé le plus intrépide des hommes de l’attaquer à mains nues, il s’avéra d’une gentillesse et d’une humilité qui frisait le complexe d’infériorité. Originaire d’Autriche, pays dans lequel il était né et avait passé ses plus jeunes années, Hermann n’avait finalement connu que l’Afrique car il avait choisi très jeune de vivre avec son père qui venait de s’établir en Tanzanie, après avoir divorcé de la mère du jeune Hermann. 

Il était en chemin vers la cime des cinquante ans et se définissait comme simple fermier quand je l’interrogeai sur son activité. En réalité, derrière cette fausse modestie, l’ami Hermann était un spécialiste de l’irrigation. Il savait amener de l’eau là où il en fallait, un savoir-faire précieux en ces terres africaines où la productivité agricole est limitée par la sécheresse endémique et à une époque où le réchauffement climatique va considérablement compliquer l’avenir des agriculteurs.

J’avoue avoir passé une soirée magnifique en compagnie de ce défricheur qui savait tirer le meilleur parti d’un simple lopin de terre. Il essayait de se faire tout petit, en minorant ses actes et relativisant son histoire pourtant si singulière. Au fur et à mesure de la soirée, tandis qu’il me racontait l’histoire de ses racines autrichiennes, de la fortune familiale qui aurait pu mettre plusieurs générations à l’abri du besoin, grâce au génie d’un grand-père inventeur et industriel, je prenais conscience de la qualité du bonhomme, de ses valeurs, de la passion entrepreneuriale qui l’animait et de ses rêves légitimes envers ses trois fils, avec lesquels il semblait entretenir une relation intelligente bien qu’exigeante. 

Hermann était un véritable self-made man. Ayant rejeté l’école, il se mit à travailler tôt et à ingurgiter des connaissances, par toutes les manières possibles qui s’offraient à lui et que l’on nomme communément « l’école de la vie », poussé sans relâche par une curiosité effrénée pour tout ce qu’il ne comprenait pas et animé par un courage évident. Quand son père, après des années de déveine parvint à la banqueroute et décida de rentrer en Europe, le jeune Hermann, à peine âgé de dix-huit ans signifia à son paternel qu’il ne le suivrait pas. Sa vie serait africaine. Il faisait partie de cette génération de pionniers qui n’hésitèrent pas en des temps coloniaux à partir à l’autre bout du monde tenter leur chance et chercher la fortune qui leur était refusée dans leur pays d’origine. Hermann était l’enfant d’une époque postcoloniale mais ses racines était celle de sa jeunesse, pas celle de ses ancêtres, comme le sont ces graines qu’un vent rebelle transporte à leur insu en des terres lointaines et qui s’implantent en un sol étranger pour y apporter leur différence. Il était devenu aussi africain que la population tanzanienne au sein de laquelle il vivait et où il espérait prospérer. L’inverse absolu des africains qui ont connu la vie occidentale et adhèrent à ses valeurs de modernité, qu’en Afrique de l’Ouest on surnomme Bounty, marrons à l’extérieur mais blancs à l’intérieur.

Contrairement à ce qu’il disait et finissait par croire, Hermann n’était pas un simple fermier, mais était devenu au fil des années un entrepreneur chevronné de l’agriculture. Il me parlait business plan, retour sur investissement, montage financier et rendement agricole. Il ourdissait dix projets de développement en même temps et parlait avec passion de ses cultures de bananes qui étaient devenues les meilleurs de l’Afrique de l’Est. Quand la Tanzanie est devenue un pays résolument compliqué pour l’entrepreneuriat, avec un gouvernement corrompu et prévaricateur, Hermann à la tête de milliers d’hectares a décidé de ne pas laisser ses œufs dans le même panier et est venu explorer la Zambie, à la recherche de terres fertiles, d’hectares à réveiller grâce à sa science de l’irrigation et à son intime connaissance des cultures. C’était la raison de sa présence dans ce lodge perdu.

L’un de ces projets phare était de produire de la bière à partir de la banane. Nous en parlâmes durant une heure, évaluant les possibilités techniques, esquissant les potentialités du marché, évoquant les problèmes de distribution et de marketing. A mesure que je descendais les verres de whisky et qu’Hermann apportait une réponse enthousiaste à chacune de mes questions, le projet devenait réalité. Quelques lampées de plus et nous étions déjà en train de nous diversifier vers d’autres alcools possibles, d’attaquer l’exportation et à deux doigts d’entrer en bourse.  A la fin de la soirée, j’avais totalement libéré l’entrepreneur qui sommeillait en moi depuis des mois et définitivement muselé l’écrivain-voyageur que je m’étais efforcé de devenir. Hermann et moi étions devenus les rois de la banane. Il ne restait plus qu’à prendre congé et aller nous endormir sur nos lauriers. 

Inutile de dire que le réveil fut difficile et qu’une fois de plus, je me promis de ne plus boire que de l’eau et ce durant les vingt prochaines années ! N’étant pas pressé de monter vers le nord et ayant passé une excellente soirée avec ce personnage hors norme, débordant de vie et inspirant, je décidai de rester une nuit de plus au Thorn Tree Lodge, ce qui me donnerait l’occasion de rediscuter avec mon nouvel associé autrichien.

Au petit déjeuner, Hermann était en meilleur état que moi, car tandis que mes verres de whisky s’évaporaient, la veille au soir, alors que nous bâtissions un empire de la banane, lui s’était contenté de descendre un grand pot de crème glacée. Quand de bon matin, je le vis mettre quatre pleines cuillères de sucre dans son mug de café, je compris que mon nouvel ami était drogué au sucre, comme je devais l’être parfois, consciemment et non sans un certain plaisir, à l’alcool de malt ou de raisin, en attendant de sombrer dans la banane ! Là réside sans doute l’ultime privilège des hommes libres, qui consiste à choisir consciemment la forme de leur dépendance, à décider par quel moyen ils vont laisser exulter, tout en les canalisant, leurs débordements de vie et à libérer le potentiel de créativité dont ils recèlent. 

Nous prîmes notre petit déjeuner avec deux autres compères baroudeurs, Thomas un Allemand d’une cinquante d’années qui parcourait comme moi l’Afrique australe, à bord d’un Land Rover Discovery, sans avoir non plus de limite de temps imposée. Ayant débuté son périple par la Namibie et ayant enchaîné par le Botswana, il venait d’explorer une grande partie de la Zambie et envisageait de monter vers la Tanzanie. En chemin, il était tombé sur Joël, un jeune suisse aventureux qui, après avoir passé le bac et avant d’entamer des études supérieures, s’était dit que quelques mois passés à arpenter les pistes africaines au volant d’un 4×4 serait une merveilleuse formation complémentaire à des études académiques. Il était parti en Afrique du Sud et avait acheté un 4×4, alors qu’il avait à peine dix-huit ans et venait de passer son permis. Si cela ne s’appelle pas avoir l’esprit aventurier chevillé au corps, je ne m’y connais pas ! J’étais bluffé par son jeune âge et sa maturité. Comme aucun de ses amis n’avait eu le courage de l’accompagner pour ce périple de plusieurs mois, il avait décidé de partir seul à la réalisation d’un rêve d’enfance auquel il fallait céder avant que « la vie raisonnable et sédentaire » ne l’engouffre avec son attirail de dérivatifs habituels, injectant au cœur de l’homme moderne un cocktail de redoutables sédatifs : obligations professionnelles, charges de famille, dettes, hyperconsommation, divertissement, manque de temps, de lucidité et de courage.

Thomas et Joël avaient décidé de faire un bout de route ensemble, dans leur véhicule respectif. Ils revenaient du nord de la Zambie et de certains lieux isolés que je souhaitais explorer. Ils me confirmèrent que cette partie du pays, si peu effleuré par le tourisme traditionnel, valait sacrément le détour et me conseillèrent d’aller me perdre quelques jours sur les rives du lac Tanganyika, me recommandant particulièrement Isanga Bay. Ils étaient sur le point de reprendre chacun leur route. Tandis que Joël devait lentement rejoindre la Namibie où il comptait revendre sa voiture après ses quatre mois de périple, Thomas remontait vers le Nord-Est en direction de la Tanzanie, Zanzibar et pour sans doute quelques mois d’exploration supplémentaires en Afrique de l’Est. 

C’est ainsi que je débarquais deux jours plus tard, sans avoir réservé, dans cet écrin magique qu’est Isanga Bay. Après notre petit-déjeuner et nous être échangés nos coordonnées respectives en nous promettant de rester en contact, j’avais fait mes adieux à mes nouveaux amis routards, tous simples fermiers de l’essentiel et défricheurs des quelques arpents broussailleux de leur propre existence, là où se cachent d’ordinaire les plus fervents désirs d’indépendance qu’un homme puisse trouver en lui-même afin de prendre en main sa destinée. 

Trois petites heures me séparaient de la petite ville de Mbala où j’en profitai pour me ravitailler et refaire le plein de diesel. Puis, il convenait surtout de n’écouter aucun des GPS à ma disposition qui m’emmenaient sans exception sur des chemins de traverses s’avérant des voies désormais impraticables, à un moment ou l’autre du parcours. Le meilleur des GPS dans ces régions reculées est l’humain. Il faut interroger les habitants du lieu, plusieurs fois si possible pour recouper les informations. Cela permet d’éviter les bisons pas si futés et leurs approximations reposant sur des informations partielles ou caduques, les plaisantins qui prennent un malin plaisir à envoyer un homme blanc au volant d’un 4×4 rutilant vers des directions opposées, et les gentils, ceux qui ne savent rien mais veulent à tout prix se rendre utiles. 

Alors que j’en étais à ma troisième vérification sur l’existence d’une piste à la sortie Est de la ville, dont le tracé figurait sur mon atlas papier de l’Afrique australe, mais dont l’itinéraire m’était obstinément refusé par Google, Waze et Maps.me, un groupe se forma autour de la voiture et le meilleur itinéraire pour rejoindre Isanga Bay fut mis en débat, bien sûr dans un dialecte local totalement hermétique. La majorité s’accorda pour confirmer que j’étais sur le bon chemin et qu’il fallait que je suive la piste menant aux fameuses chutes de Kalombo.

Je suivis donc les conseils de la Vox Populi et eus le plaisir de me retrouver après quelques kilomètres sinueux sur une magnifique piste, comme on en rêverait plus souvent en Afrique, large, parfaitement damée, de fin gravier et de terre latérite qui autorisait un honnête 80 km/h en toute sécurité. Au bout de plusieurs dizaines de kilomètres de bonheur, la piste débouchait sur un rétrécissement conséquent, laissant la place à un sentier particulièrement caillouteux, constitué de pierres coupantes et anguleuses qui malmènent rapidement les pneumatiques et engendrent des risques de crevaison. L’allure de rêve de la première heure de route chuta à 5 ou 10km/h maximum. La voiture cahotait davantage que sur de la piste en tôle ondulée. Tout tremblait dans la voiture et ce qui n’était pas arrimé finissait par valdinguer à l’intérieur de l’habitacle. Je parcourus une dizaine de kilomètres sur cette piste de caillasse qui me donna l’impression de devoir traverser la moitié de la Zambie, tant la fatigue commençait à s’imprimer en moi, renforcée par une atmosphère chaude et humide, annonciatrice de la saison des pluies. J’arrivai au bout de deux heures dans un long village, Tomo Sakalani, qui s’égrenait sur deux ou trois kilomètres, encadré naturellement par cette voie d’accès caillouteuse à ce coin résolument paumé et le lac Tanganyika situé à quelques centaines de mètres. Je me demandai pourquoi et comment des gens étaient allés s’installer dans des lieux dont l’éloignement et l’inaccessibilité, qui font aujourd’hui le bonheur des quelques voyageurs modernes qui comme moi recherchent exotisme, solitude et aventure, compliquent considérablement la vie quotidienne et les flux d’échanges nécessaires avec la ville la plus proche. Ici, point de voiture, si ce n’est celle des étrangers qui viennent passer quelques jours dans cette petite perle accrochée au collier que forment les rives du Tanganyika : Le Insanga Bay Lodge.

Tout au long des trois kilomètres durant lesquels je traversai ce bourg constitué de cases rudimentaires et de constructions sommaires, je dus jouer à la Reine d’Angleterre, saluant la plupart des habitants qui se détournaient de leurs occupations ou de leurs palabres pour observer cet objet incongru et argenté, perché sur quatre roues motrices, conduit par un blanc-bec faisant de son mieux pour être chaleureux. Les jeunes enfants, innombrables dans ce type de villages où l’on a couramment une progéniture composée d’une demi-douzaine à une dizaine de descendants directs, étaient les plus spontanés, m’interpellant de loin, courant vers le chemin en me voyant approcher de loin, secouant leurs mains et laissant éclater leur sourire innocents. 

A partir d’une dizaine d’années, les attitudes devenaient plus équivoques et clairement intéressées : « Money, money, money !! » devenait le leitmotiv avec des gestes de la main qui renforçaient le propos, au cas où je n’aurais pas compris ou ignoré le mot le plus connu sur terre avec « Love ». Malheureusement, il faut bien constater que ces deux vocables sont radicalement opposés dans leur essence comme dans leurs conséquences, et ce qui fait sans doute le malheur du monde c’est que l’Argent achète l’Amour, alors que l’inverse est loin d’être réalité. C’est ainsi qu’en cette Afrique du bout du monde, l’angélisme n’a plus cours et dès dix ans on pense que l’homme blanc, le touriste, l’étranger est source d’argent et qu’il suffit de réclamer et de tendre la main. La mendicité et l’assistanat ont encore de beaux jours devant eux.

A l’adolescence, les comportements à l’égard d’un homme déguisé en Reine d’Angleterre et traversant leur village à bord d’un singulier Land Rover s’étageaient entre une curiosité lisible sur les visages, une certaine envie qu’exprimaient les regards, un salut chaleureux et spontané, une simple politesse en retour à un signe de la main que je leur avais adressé, et une claire indifférence signifiée par un regard qui se détourne. De toute évidence, l’adolescence est l’âge où se déterminent les personnalités et où s’exprime le mieux celui ou celle que l’on sera. C’est l’âge du départage entre le curieux insatiable, l’envieux congénital, l’empathique bienveillant, le sournois jaloux. Presque immanquablement, chacun poursuivra sa pente avec quelques corrections du destin qui lui donnera l’opportunité de changer, ou pas, sa nature et le cours des choses.

Quant aux adultes, ils étaient la confirmation en chair et en os qu’on échappe plus facilement à son destin qu’à sa propre nature. J’avais en face de moi, sur ces trois kilomètres de show-room de la nature humaine, des adolescents devenus adultes, mais finalement demeurés les mêmes qu’ils étaient quelques années auparavant. L’humain évolue si peu et passe sa vie à ronger l’os de son enfance, en s’évertuant le plus clair de son temps à s’imaginer autre, tout en demeurant tristement le garçonnet ou la fillette qu’il fut… à jamais !

Objet de curiosité, d’admiration ou de convoitise pour tout un village, la plupart des habitants que je croisais s’arrêtaient de discuter, se retournaient à l’approche de la voiture. Rares étaient ceux qui ne m’accordaient aucune attention et continuaient de vaquer à leur occupation.

A la sortie du village, un petit chemin sablonneux menait au Lodge. Après avoir franchi le vieux portail en bois, un panneau défraîchi en forme de flèche indiquait la direction du Camping. Le chemin, qui serpentait tout droit au travers de quelques arbres, débouchait sur un petit parking totalement désert. Je fus accueilli par un grand gaillard aux allures de Viking, les cheveux longs et blonds, la barbe de trois jours dissimulant mal un sourire franc, presque juvénile. Morkel le géant, de nationalité Sud-Africaine, dirigeait l’établissement en compagnie de sa femme Yolandé, charmante autant que discrète. Quatre bungalows sur pilotis faisaient face à une petite plage de sable fin, se fondant harmonieusement dans un décor de carte postale qui frisait la perfection. Les cinquante dollars d’une nuitée en bungalow étaient au-dessus de mon budget et bivouaquer sur le toit de mon 4×4, dans un environnement si paradisiaque me parut plus sympathique. Après m’être sifflé une Mosi, une rafraîchissante bière locale, je pris la direction du camping pour aller m’installer, déployer ma tente sur le toit du Land et faire de ces quelques mètres carrés d’herbe jaunie, mon nouveau foyer à la belle étoile, où je comptais passer deux nuits.

Le lendemain matin, après une bonne nuit de sommeil dans mon penthouse de toile et d’étoiles, je pris mon café fumant assis sur un rocher à demi-immergé, en bordure de la magnifique plage de sable blanc, sur laquelle venait mourir les eaux cristallines du Tanganyika. 

Il était à peine six heures du matin. Perdu depuis de longues minutes dans la contemplation de ce paysage paradisiaque, savourant la quiétude qui m’envahissait presque physiquement, j’écoutais le silence encore vierge des sons de la journée qui s’avançait sur la pointe des pieds, un silence si parfait qu’il aurait pu se monnayer plus de cinquante dollars la minute dans bien des endroits du monde. Nul doute que celui qui parviendra à revendre un tel silence, surpassant pour moi tous les produits de luxe existants à ce jour, deviendra l’homme le plus riche du monde, me dis-je alors que le café disparaissait au fond de ma gorge. Et en même temps, ce qui m’apparut un instant comme une évidence prit la forme d’un doute dans mon esprit. En réalité, les hommes semblent apprécier tellement le bruit, faisant tout pour combler les instants de silence par des bavardages inutiles, le son d’une télé ou de la musique au mètre.

Un tel écrin de silence est si fragile, si facile à rompre. Il suffit d’un chant d’oiseau pour que la mélodie l’assassine. Le son ricochant de la conversation des deux pêcheurs passant au loin, pagayant sur leur lourde barque, pourtant distants de quelques centaines de mètres suffit à faire s’envoler le silence si craintif. Il faut attendre parfois de longues minutes, parfois une heure, en demeurant à l’affût, pour que tout bruit parasite disparaisse et que le silence revienne se poser sur le paysage comme un grand oiseau blanc.

C’est à cet instant, dans ce vide sonore quasi parfait, que j’entendis le son discret de quelqu’un qui semblait se manifester timidement. 

  • Pssssttttt….

Nul doute que quelqu’un m’appelait du bout des lèvres, comme pour ne pas se faire remarquer. J’avoue que c’était plutôt réussi car j’avais beau regarder partout autour de moi, je ne vis pas l’ombre d’une âme qui vive. La famille d’américains avec laquelle je partageais le camping dormait encore lourdement au fond de leurs tentes. Morkel et Yolandé n’habitaient pas de ce côté-ci du Lodge. Pas de personnel d’entretien à l’horizon dans tout le jardin. Le gardien qui faisait des rondes la nuit, dont le faisceau de la lampe torche balayait parfois ma tente, était à l’autre bout de la propriété, attendant patiemment les sept heures pour repartir au village. J’étais seul, assurément. Et pourtant…

  • Pssssstttt… de nouveau.

Le son semblait venir de la droite. J’observai attentivement autour de moi, dans l’espoir de pouvoir localiser plus précisément l’origine de cet appel si le son venait à se reproduire. 

Il n’y avait pourtant pas grand-chose à proximité. Un rocher qui sortait du sable comme celui sur lequel j’avais établi mon poste d’observation. Un palmier que la montée des eaux du lac n’avait pas encore atteint. Un muret d’un mètre cinquante de hauteur, à moitié effondré, qui devait séparer dans le temps la plage en deux parties. Le côté gauche où je me trouvais, plus soigné et plus proche du restaurant, devait être réservé aux occupants des bungalows, le côté droit de la plage, plus sommaire mais plus authentique, étant dédié aux occupants du camping. Visiblement, même au bout du monde, l’homme est capable d’exporter les ferments de la lutte des classes. Aujourd’hui, heureusement, on pouvait passer librement d’un côté à l’autre, seul le muret servait de vestige et il n’était venu à personne l’idée de l’abattre, préférant sans doute confier cette tâche laborieuse au temps qui passe et à l’érosion naturelle du lac qui baignait déjà ces fondations.

  • Psssssssttttttt !!!… Le son recommença avec une certaine insistance cette fois-ci, presque de l’impatience.

N’y tenant plus, je me levai et alla inspecter l’autre côté du mur.

Rien. 

Je me tins debout durant deux minutes, ma tasse de café refroidi à la main, bien décidé à dénicher celui ou celle qui m’appelait, obstinément invisible et pourtant si proche.

C’est au moment où j’allais me rassoir sur mon rocher que mon regard fut attiré par un détail sur le mur tout proche. Une tâche d’un rose éclatant se détachait nettement et jurait avec la tonalité brune et grise des pierres qui le constituaient. C’est à cet instant qu’un nouvel appel se fit discrètement entendre. En m’approchant du mur, je vis une magnifique petite fleur rose constituée de cinq pétales aussi parfaitement espacés que les pales d’une hélice, ses feuilles étaient épaisses et d’un vert insolent, sa tige disparaissait dans un des interstices du mur. C’était une fringante pervenche de Madagascar. A quelques centimètres d’elle, en contrebas sur sa gauche, une autre de ses consœurs faisait le pied de grue en équilibre dans l’une des fissures du mur. Elle était joliment endimanchée dans sa robe fuseau de feuilles vertes, de laquelle jaillissait trois têtes blanches, quinze pétales d’un blanc immaculé. Une seule tige donnant naissance à trois corolles blanches étoilées de rose en leur centre. Je les admirai un instant en me demandant comment des fleurs, toutes gracieuses soient-elles, aient pu émettre un son et m’interpeler comme elles l’ont fait. Pour moi, il n’y avait aucun doute possible ; les pssssttttt entendus à plusieurs reprises émanaient bien de l’une d’entre elles. En d’autres temps, avant mon tour du monde, j’avoue que j’aurais été abasourdi par une telle incongruité venant d’une fleur que l’on classe plutôt dans le registre de « sois belle et tais-toi ! », mais depuis mon séjour dans la forêt amazonienne et quelques cérémonies étonnantes avec des chamanes en Amérique du Sud, plus rien ne m’étonne. 

Je les contemplais tout en me demandant comment elles étaient arrivées là, comment elles avaient pu prendre racine dans un espace aussi infime et inamical, sur une paroi de pierres et de ciment impitoyablement verticale, balayée par des vents frontaux et féroces, exposées aux intempéries et aux débordements tempétueux du Tanganyika et brûlée la plupart du temps par un soleil peu conciliant avec les végétaux qui ne vont pas puiser profondément dans le sol pour survivre à un tel traitement. Imaginer qu’une telle beauté puisse s’épanouir en un milieu aussi hostile était aussi invraisemblable que de penser qu’elles pussent être dotées de la parole. Je crus un instant qu’il s’agissait d’un cours d’escalade, d’une des activités proposées par le Lodge pour divertir les touristes. Mais je finis par conclure qu’aucun établissement touristique au monde ne dispense des cours ou des activités sportives à six heures du matin et encore moins à un public exclusivement composé de fleurs sauvages.

En caressant délicatement les pétales de la pervenche à trois têtes, quelle ne fut pas ma surprise de l’entendre me murmurer : 

  • Tu nous rejoins ?

Dire que je lui répondis immédiatement me ferait passer pour un fanfaron ou tout bonnement pour un fou. J’écarquillais les yeux, bouche bée et tentai d’articuler quelques borborygmes, ne pouvant me résoudre de m’adresser du tac-au-tac, distinctement, intelligiblement à une simple tige surmontée de quelques pétales comme je l’aurais fait avec un être humain ou à la rigueur un animal. Cette situation dépassait l’entendement. 

  • Allez ! Rejoins-nous… Qu’est-ce que tu attends ? Insista l’hydre à trois têtes.

Je jetai un coup d’œil tout autour de moi afin d’être certain d’être seul au monde. Il ne manquerait plus que quelqu’un me surprenne à parler seul à un mur, même si l’on sait que souvent, les murs ont des oreilles !

Je me surpris soudain à lui répondre. 

  • Mais je n’y connais rien en varappe, et puis je n’ai jamais grimpé le moindre mur d’escalade. De toute façon, il n’est pas adapté à ma taille, je pourrais presque l’enjamber.

Si j’avais eu une camisole, je crois que je l’aurais spontanément enfilée, me croyant indubitablement fou à lier quand la petite pervenche rose pris à son tour la parole, ayant visiblement l’ascendant sur sa consœur, la Sainte aux quinze pétales.

  • Mais voyons Frédéric ! Il ne s’agit nullement d’escalade. Ce n’est pas le sujet. 

Je m’assis alors au pied du mur en me résolvant à accepter cette situation particulièrement saugrenue, moi dialoguant avec des fleurs qui me démontrèrent que non seulement elles avaient bien une âme mais qu’en plus, à ma grande surprise, elles étaient douées d’une parole et d’un langage intelligible.

  • Parfait ! Alors de quoi s’agit-il alors ? demandai-je en m’adressant aux deux consœurs.

Elles me demandèrent de leur parler de mes voyages. Elles avaient entendu dire qu’un étranger était arrivé la veille au soir au Lodge et qu’il était libre comme l’air, comme ce vent léger qui leur colporte tous les matins les nouvelles des environs. Alors, je me mis à leur parler de ma vie, des raisons de mon départ autour du monde pour une vie aventureuse et nomade, comme je le fais souvent avec les êtres que je rencontre tout au long de mon périple et qui me font la gentillesse de m’interroger. Elles me regardaient avec leur pistil écarquillé, visiblement médusées par ce que je leur racontais. Elles me demandèrent de leur parler de chaque pays traversé, en me posant à chaque fois la même question : « C’est loin ? ». Elles avaient un mal fou à imaginer les distances et le concept d’éloignement, même si elles n’avaient que ce mot à la bouche. Il faut avoir parcouru un sacré bout de chemin, dans la vie, pour pouvoir jauger des kilomètres qui séparent les lieux et les êtres. 

Elles étaient comme ces femmes africaines que je croise chaque jour au coin d’une rue, au bord d’une route, assises devant quelques fruits ou légumes qu’elles produisent dans un champ situé au bout de leur jardin, ou quelques babioles artisanales dont elles essaient de faire commerce. Ces femmes africaines souvent nées là où je les croise, ou à quelques kilomètres tout au plus, souvent habillées simplement mais toujours d’habits traditionnels aux couleurs chatoyantes et impeccablement propre même lorsqu’elles vivent dans la poussière et dorment dans une demeure en terre battue. Elles étaient magnifiquement africaines, ces deux petites sœurs alpinistes, sédentaires par destin, enracinées par nature, charmeuses sans le savoir. Comme ces femmes, elles étaient contraintes à une existence de marchandes immobiles. Dans leur cas, elles se contentaient de faire commerce de leur charme, de vendre au premier venu, au touriste plus attentif à la beauté du monde que la plupart des hommes, leur beauté pour quelques clins d’œil ou deux ou trois clichés photographiques.

Nous passâmes une heure à discuter au pied de ce mur que le soleil commençait à inonder sans vergogne. J’avais déjà chaud et ne rêvais que de faire quelques brasses dans le Tanganyika avant que le monde ne devienne vociférant et moins paisiblement végétal. Elles étaient intarissables de questions et voulaient tout savoir. J’avoue avoir rarement eu une conversation aussi profonde, aussi philosophiquement intime avec des êtres humains. Nous comparâmes les vertus du nomadisme et de l’enracinement. Je leur parlais de mon enfance sans véritable racine, ni région, ni tradition particulière. J’insistai plusieurs fois sur la chance d’avoir des racines, de savoir d’où l’on vient, d’avoir été baigné dans une culture ancestrale, d’avoir une famille vers laquelle on peut revenir lorsque les jours virent au gris ou que l’on se rappelle soudain l’essentiel. 

Lorsque je pris congé de mes deux nouvelles amies, je pris soin d’arroser copieusement ce muret qui leur servait de demeure, ces quelques bouts de pierres mal jointes où il ne devait pas pleuvoir très souvent et entre lesquelles elles puisaient leur mystérieuse pitance.

Je leur promis de revenir dès le lendemain à la même heure, pour que nous reprenions notre passionnante conversation, mais dans l’idée que l’on aborde un sujet essentiel, bien plus important que de savoir si l’on a des racines ou des ailes. Elles se regardèrent un instant puis me fixèrent avec un certain étonnement.

  • Vous venez malgré vous de me donner une magnifique leçon de vie et je tiens à vous en remercier. J’ai compris plein de choses que je croyais savoir. Apprend-on d’ailleurs dans la vie autre chose que ce que l’on sait déjà et dont on n’a pas encore conscience, jusqu’au moment où l’on se met à comprendre ? Voilà une véritable question.

Vous savez, j’ai passé le plus clair de mon existence à entreprendre, à trouver une idée originale que je prenais pour un marché, à convaincre des gens de me rejoindre ou d’investir de l’argent dans ce que nous appelions un projet, parfois un peu fou j’en conviens, que j’avais imaginé et qui constituait les premières pierres d’un avenir que nous imaginions prometteur. Plus de la moitié de mes amis sont des entrepreneurs chevronnés et j’ai tant appris en les regardant vivre et œuvrer dans leurs aventures personnelles. Mais ce que j’ai appris ce matin en votre compagnie n’a pas d’équivalent et dépasse les exemples de gens remarquables dont j’ai truffé mon carnet d’adresse.

Le petite pervenche rose osa une question avant que je finisse : « Mais de quoi veux-tu que l’on te parle demain matin ? »

Mon regard quitta le mur un instant et s’accrocha sur la fine ligne de partage, à peine visible, qui séparait les eaux du lac et ce ciel encore timidement bleuté.

D’un bond, je me levai et leur fis cette réponse non sans une certaine émotion qu’elles durent percevoir dans ma voix.

  • Demain nous parlerons de ces deux qualités qui vous constituent, de ces deux vertus que je m’efforce parfois de cultiver et que j’ai souvent remarqué chez mes amis entrepreneurs, mais dont nous faisions une démonstration plus édulcorée, moins ostensible, moins exemplaire.

Demain, nous parlerons du courage et de la ténacité. Ces deux mots sans lesquels rien ne se fait en ce monde et dont vous êtes, sans même le savoir mes deux jeunes amies, les deux plus belles et dignes ambassadrices.

Pêcheurs sur le lac Tanganyika

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Entrepreneur, écrivain et globe-trotter. L'homme le plus léger, le plus libre et le plus heureux du monde;-)

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