L’Éclaireur

Comme souvent, à l’heure où la ville est enfin plongée dans un silence narcotique, l’insomnie frappa au carreau de cette chambre du bout du monde qui se prend, durant une ou plusieurs nuits, pour mon domicile fixe. 

En vérité, je fus extirpé du sommeil par un mot lancinant qui tournoyait dans mes pensées. Malgré mes efforts à ne lui concéder aucune place, qui gâcherait immanquablement ma nuit, celui-ci revenait sans cesse, tel un vautour planant dans l’obscurité de cette chambre, attendant que j’allume la lampe de chevet pour confirmer le décès définitif de cette nuit dépouillée de tout repos. 

Au bout d’une demi-heure passée à me tourner et à me retourner pour retrouver le sommeil, à tenter de penser à autre chose, à refaire mentalement le film de la journée, sans parvenir à retrouver le chemin des rêves, je finis par abdiquer face à ce mot charognard qui venait de tailler ma nuit en pièces.

Lorsqu’il se posa enfin dans le halo de la lampe de chevet et qu’il replia ces ailes en me regardant comme le ferait une idée fixe, je le reconnus ce mot obsédant, bel oiseau de bonheur au plumage chatoyant, compagnon de voyage dans ce périple déroutant qui est désormais ma seule profession, mais une profession de foi ! 

Il est sans doute le vocable le plus noble pour définir la plus utile des raisons d’être que je puisse m’inventer afin de continuer de voyager ainsi, librement, en solitaire, en écrivant le monde que je découvre, pour le faire partager, pour inspirer et devenir le complice d’évasion de tous ceux qui m’offrent quelques minutes de leur temps.

Sans doute que les sept longues heures de moto que je venais d’effectuer au cœur de paysages d’une variété époustouflante, sur cette route magnifique qui relie la ville impériale de Potosi (sur laquelle je reviendrai dans une prochaine chronique) et Tarija, la capitale de la région du vin bolivien, furent en partie la cause de la liberté et de l’insistance de ce mot qui se prit pour un seigneur, en m’imposant ses quatre volontés. Je ne m’étendrai pas sur la description de cette journée exceptionnelle qui fut, en dépit de la fatigue occasionnée par cette route de montagne interminable, l’occasion d’un émerveillement et d’une joie sans cesse renouvelés. La meilleure manière pour décrire cette longue journée de voyage au cœur des Andes réside dans l’expression : je n’en croyais pas mes yeux. Les mots sont parfois bien impuissants face aux images. Je vous laisserai donc découvrir les quelques photos que j’ai prises de ce parcours hors norme. Elle sont éloquente sur l’ineffable beauté du monde et l’intérêt à découvrir cette région de notre petite planète.

Certain d’entre vous l’auront sans doute deviner, ce mot qui supporte si mal la torpeur des autres, qui vous tire par la manche et vous oblige à vous lever pour venir monter la garde à ses côtés, sur les remparts de la nuit, c’est :

Éclaireur

Fréquemment, lorsqu’il m’arrive de buter ainsi sur un mot, surtout lorsqu’il joue les noctambules, je le répète à l’envi, afin que mon esprit dépasse sa simple sonorité et parvienne à en extraire tout le suc et le sens. Je le mâchouille comme le fait un vieil indien, digne ou modeste descendant des incas, avec ses feuilles de coca pour lutter contre l’altitude et se donner de la vigueur. 

A deux heures quarante sept du matin, je suis allé vérifier son étymologie et ses différents sens, même si ce mot m’est si familier. J’ai particulièrement retenu cette définition, qui me parait coller parfaitement à ma vie aventureuse, à défaut d’expliquer pourquoi il s’est imposé afin de jouer les empêcheurs de dormir en rond :

« Dans l’art militaire, celui qui éclaire les autres, qui a pour mission de partir en avant, afin d’observer les lieux et de rapporter les informations susceptibles d’aider à voir clair ceux qui sont restés en arrière. »

D’autres sources le décrivent ainsi : « celui qui part à la découverte ». Je prends aussi 😉

Après ce butinage au milieu des définitions de la langue française, je me suis amusé, quitte à être totalement réveillé et à finir ma nuit parfaitement éclairé, à chercher des citations célèbres sur le mot Éclaireur. Et, il faut avouer que la récolte fut bien maigre et que j’en fus très étonné. Doit-on en conclure que le mot comme la chose n’inspirent guère les écrivains et les penseurs, ou qu’il n’y a que l’infime confrérie des Éclaireurs qui puisse s’exprimer sur elle-même, mettant en lumière cette pratique qui reste mystérieuse ou dénuée d’intérêt pour la troupe et l’arrière-garde ? 

Toujours est-il que face à ce désert linguistique dans lequel je bivouaquais au beau milieu de la nuit, me rappelant étrangement les paysages minéraux et esseulés, les lits de fleuves gigantesques mais asséchés, les montagnes pelées que j’avais croisées toute la journée, je m’obstinais jusqu’au petit matin.

Mon opiniâtreté à défendre l’honneur de l’Éclaireur fut finalement récompensée au centuple. C’est ainsi que je mis la main sur l’un des plus beaux hommages qui puisse être adressé à ce mot et à cette noble vocation. Il s’agit d’un texte du poète Jacques Dor. Vous noterez au passage l’ironie du sort qui, une fois de plus, se moque de l’insomniaque invétéré que je suis, en lui proposant les services d’un homme de plume au patronyme parfaitement opposé à son tourment du moment…  

Avant de laisser la plume à Jacques Dor, dont je recommande les écrits lumineux, je vous offre une citation d’André Gide que j’ai découvert cette nuit, au cours de mes pérégrinations au cœur de la langue française, le seul pays auquel j’appartiens réellement :

« L’homme ne peut découvrir de nouveaux océans tant qu’il n’a pas le courage de perdre de vue la côte. » 

Sur ce, je vous laisse avec Jacques Dor (que j’envie naturellement), et vais me consacrer à la seule mission que je crois être capable d’assumer avec un certain talent, je veux bien sûr parler d’allumeur de réverbères, une manière humble mais efficace d’éclairer ce monde qui nous confronte si souvent à notre part obscure et aux zones d’ombres d’une actualité déconcertante. 

« Éclaireur, il est précieux celui que je nomme ainsi ; il y a tant d’obscurité et de chagrins au-devant des chemins. Sans l’avoir cherché, il, l’éclaireur, est à cette place, en amont parmi les hasards, les ombres fécondes, le doute… Ornières et précipices, il en fait autre chose. Confondu à la nature, il écoute le vent, les voix proches et lointaines, l’avenir. 

Mimétisme, pour mieux se laisser envahir il est capable d’une immobilité de pierre. De loin, le muret et lui ne font plus qu’un, la nuit et lui ne font plus qu’un ; il a disparu au plus profond des ressentis, un dédale, un emboîtement d’émotions et de mémoire, de choses vues, de choses aimées et de choses qu’il invente, et qui tout à coup apparaissent. 

Éclaireur qui pressent et qui devine ; il a ce don de la présence au cœur du vivant. Inexplicable présence. Sur de simples petits carnets, il trace des chemins parallèles à ceux des étoiles et puis les emprunte de ses pas, ses pas véritables. Écorce des arbres, sable des plages, au fil des errances il communie ; de tous les rêveurs, il est le plus éveillé. 

Oreille indienne collée sur le sol, il se lie avec les racines, celles qui vont d’hier à demain. Sous la cendre, le murmure de la braise, c’est ce continument qui entretient l’espoir et lui réchauffe l’esprit : une muse aussi. 

Aux yeux de ceux qui donnent encore aux mots toute leur dimension, l’éclaireur porte un nom devenu immortel : René Char, Philippe Jaccottet, Eugenio de Andrade, Francis Ponge, Antonin Artaud, Jules Supervielle, Charles Baudelaire, Victor Hugo et tant d’autres noms d’éclaireurs inoubliables… 

Et si la mémoire des civilisations, quelle étrange bizarrerie, s’acharne dans nos rues à ne vouloir retenir que le nom des fossoyeurs, ceux des généraux, des régnants inutiles et des puissants impuissants … C’est bien le nom des éclaireurs, qui restera. Il serait parfaitement inutile d’ajouter : à jamais. 

À jamais. »

Jacques Dor

La route entre Potosi et Tarija (l’un des incroyables paysages parmi tant d’autres, si différents…

Publié par

Entrepreneur, écrivain et globe-trotter. L'homme le plus léger, le plus libre et le plus heureux du monde;-)

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s